Sortie du van pin-pon, fini l’obscurité berçante percée d’un flash en cycle comme un littoral escarpé par une nuit sans lune, place à la lumière jaune sale des couloirs d’hôpitaux, place au bruit, aux mouvements décidés.
Sur son lit à roulettes, énergiquement poussé par l’homme sans doute affable qui a voyagé avec nous, Fabien passe en VIP une salle avec guichet où des gens attendent ; nous franchissons une porte battante, parcourons un couloir, angle, autre couloir ; notre homme échange deux mots avec une blouse blanche, pousse encore le lit le temps de passer quelques portes puis s’arrête. Frappe à une porte ouverte pour se signaler ; une jeune femme en blouse (je ne le préciserai plus) lève le nez des feuillets qui l’occupent, et notre homme de lui dire : « le petit Fabien, de Dieppe ».
« De Dieppe », la tournure m’amuse. Je suis complétement lucide néanmoins, je comprends parfaitement ce que signifie le fait de passer ainsi allègrement toutes les barrières du service des urgences et d’y être visiblement attendus.
- Bonjour Fabien, bonjour monsieur. Pas de problèmes pendant le voyage ?
- Non, aucun (c’est moi qui réponds).
- On vous a dit pourquoi il fallait hospitaliser votre fils ?
- On nous a dit qu’il avait une tumeur au rein.
- Très bien. Probablement une tumeur, probablement au rein. Je vais procéder à un rapide examen puis on va vous donner une chambre au 4è étage, au service d’oncologie.
- Oncologie ?
- Cancérologie. Fabien, je vais t’ausculter, tu me dis si je te fais mal.
La jeune femme palpe le ventre de Fabien qui se tord lorsque ses mains approchent le flanc droit. Elle est baisable cette fille, c’est certain. Sympathique, mais possédant déjà cette raideur professionnelle qui permet de mettre l’affectif de côté. Son regard est presque dur sur moi ; j’interprète à tout-va mais m’arrête sur l’idée qu’il s’agit surtout de me préparer : croyez-moi monsieur, vous n’avez encore rien vu.
J’ai bien dit « baisable », comme je suis parti en rêverie sur « de Dieppe », tout en prétendant à la lucidité… Eh oui, mais cela n’étonnera que ceux qui n’ont jamais vécu un événement susceptible de retourner leur existence. Dans le maelström, l’esprit ne focalise pas exclusivement sur la causalité catastrophique ; il ne s’évade pas non plus en suivant toutes les pistes diversives ; il passe la surmultipliée, est constamment ubiquitaire et peut, par exemple, à la fois débriefer le rapport du chirurgien et trancher en faveur du suédois saumon contre le triangle jambon-emmental pour le lunch de midi. C’est ainsi, et comme tous les lieux communs, la métaphore du « monde qui s’écroule » ne passe pas l’épreuve des faits. Dans l’ouragan subcranien, le monde ne s’effondre pas par pans comme dans un rêve frelaté, il prend au contraire du relief et ses détails sont plus saillants ; la conscience perçoit sans artifice une réalité augmentée.
Nous attendons désormais qu’un brancardier nous emmène au 4ème. Attendre, Fabien et moi ignorons que cette activité va désormais occuper une part prépondérante de nos vies. Nous sommes admis à l’école de la patience, une institution où chacun réussit, faute de choix, et d’où l’on ressort capable de siffloter dans les plus gros embouteillages. Pour l’heure, c’est un peu difficile ; il est tard, les dernières heures ont été éprouvantes. Fabien peut marcher sans problème, pourquoi est-ce qu’on n’irait pas nous-mêmes au 4ème ? C’est contre les procédures de l’hôpital. Et toutes ses blouses, là, il y en a qui discutent, personne qui peut nous emmener ? C’est un brancardier qui doit nous transporter, c’est ainsi. Brancardier, aide-soignante, infirmière, infirmière-cheffe, interne, médecin, professeur… Rôles et hiérarchie, tout cela sera bientôt assimilé, pour l’heure : des blouses. On attend. Il est presque 23H. Il faudrait que je téléphone à Cécile mais je ne veux pas laisser Fabien seul. Précisions pour les jeunes : en 2001, on a déjà des portables – des frigos - mais leur utilisation n’a rien de systématique, parce que les communications sont chères, les batteries faibles et qu’il y a encore beaucoup de téléphones publics ; le portable, qu’on n’appelle pas encore mobile, est dédié aux urgences. En outre, son usage est interdit dans les services de l’hôpital. Là aussi, une chose que l’on va apprendre : accompagner l’enfant dans la grosse usine à soins est une épreuve ; attendre des nouvelles de l’accompagnateur est aussi une épreuve. On attend.
Enfin nous arrivons au 4ème. Un des deux gugusses qui nous ont fait prendre l’ascenseur présente une carte magnétique devant un boitier noir, ce qui fait s’ouvrir une porte à battants que je distinguais mal dans la pénombre. Nous pénétrons dans un espace assez restreint, barré d’une seconde porte à battants. À gauche deux portes et un genre de guichet sans vitre ; à droite deux portes ; un des deux gars ouvre la première et nous introduit dans une chambre qui comprend deux lits vides et aucun matériel médical. Fabien descend du brancard à roulettes et s’installe sur le premier lit. « Installez-vous, une infirmière va venir. » Ok, merci. Je sors du gros sac de sport que j’ai amené les doudous de Fabien et son pyjama, qu’il enfile. Je plie ses affaires et m’installe à côté de lui sur son lit. Avant d’éteindre la lumière, je veux le laisser s’accoutumer à la pièce ; je veux qu’il comprenne qu’on peut parler aussi s’il veut.
La porte s’ouvre, une infirmière se présente à nous, elle s’appelle Nicole, son badge confirme. Nicole est une femme d’environ quarante ans, blonde, assez forte, qui connaît elle aussi le prénom de Fabien et lui adresse quelques mots souriants. Mais Nicole a emmené un chariot avec elle, et un pied à perfusion, qu’elle a laissés au niveau de la porte. J’imagine qu’elle a voulu se présenter et dire deux mots à Fabien avant d’ouvrir les hostilités. Je vois la poche translucide sur le chariot, les aiguilles... « Fabien, il va falloir que je te pose une perfusion ». Je demande bêtement :
- Il a besoin d’une perfusion ?
- C’est contre la douleur répond Nicole.
- J’ai plus mal assure Fabien.
Il fallait tenter le coup évidemment, mais déjà le coton imbibé est sur la peau, puis l’aiguille qui pénètre l’avant-bras. Fabien grimace, il a des larmes au bord des yeux. La journée a été dure. Putain mais quelle journée !
J’éteins. On perçoit des bruits, pas plus que dans un hôtel bon marché. Fabien reste sur le dos, la perf va le gêner, pauvre père.
- Ça va bonhomme ?
- Ça va. Tu peux arranger mes doudous ?
- Bien sûr.
Je rallume. Quel nul ! J’ai posé bêtement les doudous au bout du lit alors que Fabien organise tous les soirs une sorte de coucher du roi où la place de chaque doudou autour de lui indique son degré de faveur ; les positions proches de la tête étant évidemment les meilleures. Je l’interroge pour savoir qui va où ; Babar et céleste ont droit aux places d’honneur ; l’heure n’est pas aux complications politiques, dans les périodes troublées on revient aux fondamentaux.
- On va rester là longtemps ?
- Je ne sais pas Fabien. On va voir un docteur spécialiste demain, il va nous dire.
- C’est quoi une tumeur ?
- C’est une boule qui empêche le corps de bien fonctionner.
- On va me la retirer et puis après ça ira mieux.
- Le spécialiste va nous dire ça, mais tu as sans doute raison.
- Et comme ça après j’aurai plus mal.
- Tu as beaucoup souffert ; maman et moi on ne s’est pas bien rendu compte, on aurait dû plus t’écouter, je suis désolé.
— Maintenant ça va être bien, on va me retirer la boule et je vais pouvoir faire du ski.
- C’est au ski que ça a vraiment commencé ?
- Je sais pas mais j’avais mal au ski.
- Allez, on essaie de dormir bonhomme ?
- Je suis pas fatigué.
- Les doudous eux ils sont fatigués, ils n’ont pas l’habitude se coucher si tard.
- Non, ils surveillent Babar, il a une tumeur.
- Au rein aussi ?
- On sait pas, c’est le spécialiste qui va dire demain.
- OK, bonne nuit chéri.
- Bonne nuit.
© plinous (commis le samedi 25 janvier 2014 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout