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Vers un verdict (2)

On va fast-fowarder un peu pour aller direct à l’acmé comme on fait avec certaines vidéos. Bien sûr, ce serait intéressant de redonner vie à cette diversité de moments d’angoisses, aux torsions diverses du bide devant chaque nouvelle porte (à l’écho, au scan, à l’IRM etc.), au supplice chinois que constitue ce visionnage d’écrans animés sur lesquels s’agitent des formes globuleuses plus ou moins opaques avec le commentaire du spécialiste idoine ou les questions des étudiants qui l’accompagnent et qui se veulent compatissants... Oh, oui, je pourrais m’attarder sur l’évolution psychologique des protagonistes (la famille Le Trône) durant cette semaine cruciale où corps et esprits ont dû travailler le porté de charge en vue d’une épreuve au long cours pressentie. Mais non, trop long. Je n’ai pas l’intention d’écrire La Recherche II, juste me débarrasser d’un truc, d’un poids, voilà.

Ah, pendant que je suis dans l’intervention narratoriale, une précision : j’ai utilisé quelques termes médicaux dans les paragraphes précédents. Attention ! Attention. J’ai bien fait trois mois de médecine (de fête) avant la fac de Lettres, mais c’est très insuffisant pour pouvoir parler doctement des choses de la santé, comme en a convenu très supérieurement le prôfesseur Nosier lors d’un de nos entretiens où je lui soumettais une question suite à la consultation d’un site Internet. J’ai écouté très attentivement les médecins durant les épisodes rapportés ici, mais comme je l’ai déjà dit, je relate des faits qui remontent à loin et ce qui m’intéresse, c’est la retranscription de souvenirs en l’état, pas d’offrir un récit marqué du soucis de l’effet de réel... Donc, tout le "médical", dans cette narration, sera à placer entre guillemets.

Dernière chose avant de nous avancer jusqu’à la case vendredi : nous avons été autorisés, de façon implicite - on nous a laissé faire - à dormir avec Fabien cette semaine encore. Cécile et moi nous sommes relayés pour des nuits quasi blanches sur le fauteuil à côté du lit, sans arrêt dérangés par les diverses interventions des infirmières dans le service. Certes, les enfants ont le sommeil lourd, mais est-ce une raison pour parler à deux heures du matin avec le volume réglé sur "normal" ? Et puis ça rigole aussi ! Il faut dire qu’il n’y a pas beaucoup d’encadrement... Du coup, on se dit que la volonté d’éjecter les parents du service la nuit vient peut-être aussi des personnels qui ne veulent pas de témoins. Bon, c’est vrai aussi qu’on est crevés et que le niveau d’empathie avec des soignants qui travaillent en décalé et doivent faire face à des urgences régulières est plus bas qu’il ne devrait être.

Vendredi 18H30. Nosier, Maude Caro-Marine, les parents (nous). Je passe les salamalecs.
- (Nosier :) Ce que nous disent les examens de la semaine, c’est que nous avons bien affaire à une tumeur cancéreuse. Une incertitude demeure encore sur la localisation de cette tumeur et sa nature. Mais il nous faut aujourd’hui risquer un diagnostic car les différentes images que nous avons nous donnent à penser que la tumeur a éclaté et qu’elle est agressive. Nous allons donc partir sur l’hypothèse la plus probable, celle du néphroblastome, d’une tumeur au rein.
- (Je :) Mais comment se fait-il que vous ne sachiez pas ce qu’a Fabien ? Il faudrait encore des examens complémentaires ?
- Non. Vous savez, on a souvent une idée fausse de la médecine moderne. Un peu comme de l’informatique, où l’ordinateur saurait tout... Les examens que nous faisons permettent d’éliminer des hypothèses, et quelquefois de désigner la maladie, mais pas toujours. Pour les tumeurs abdominales, l’état actuel de l’imagerie, même si j’ai vu des progrès incroyables depuis le début de ma carrière, ne nous laisse voir qu’une masse dans une zone, surtout si la masse est importante, de forme complexe voire anarchique. Les examens sanguins, l’analyse des cellules osseuses, des urines etc. nous donnent également des indices. Mais il reste une part de pari dans le diagnostic. Dans le cas de votre fils, toute l’équipe de spécialistes réunie aujourd’hui penche, à l’unanimité, pour une tumeur de la région rénale, avec une incertitude sur son organe de rattachement, rein ou surrénale.
- Et selon cette hypothèse, quelles sont les chances de Fabien ?
- Bien, comme je vous l’ai dit en début de semaine, le traitement des cancers de l’enfant a fait de très gros progrès ces dernières années et nous guérissons une grande majorité des gamins qui nous arrivent. Pour le néphroblastome, nous sommes sur des pronostics très encourageants, avec près de 90% de guérisons.
- (Cécile :) Et donc vous allez commencer à le traiter ?
- Oui. Nous avons décidé de ne pas attendre les résultats de la biopsie que nous avons faite aujourd’hui. Plusieurs signes nous montrent que la tumeur est agressive et qu’elle est, en quelque sorte, sortie de sa gangue récemment. Nous allons donc débuter immédiatement une chimio pour stopper sa progression et la faire régresser.
- Et il y aura une opération ?
- Oui, c’est certain. Mais ce soir, nous ne pouvons pas vous détailler le protocole que nous allons mettre en œuvre. Nous ne pourrons le faire qu’après les résultats de l’anapath - l’analyse des cellules prélevées.
- (Je) Et en quoi consistera l’opération ?
- Il faudra retirer le rein et nettoyer toute la zone rénale.
- Et comment on vit avec un rein ?
- Parfaitement bien. Le second rein va augmenter de volume et officiera pour deux.
- On est obligés d’en passer par là ?
- On commence, en Allemagne notamment, à tenter de préserver le rein dans le cas des néphroblastomes. Nous suivons ça de très près ici et serions prêts à tenter l’expérience, mais dans le cas d’une tumeur moins développée que celle de votre fils. Ici, on ne ferait que fragiliser le pronostic.
- (Cécile :) Il va devoir rester combien de temps à l’hôpital ?
- Encore une fois, je ne peux pas présager du protocole, mais Fabien est là pour encore au moins plusieurs semaines. Ensuite, il pourra rentrer chez lui, mais il devra venir très régulièrement à l’hôpital. Vous devez intégrer que nous sommes partis sur un traitement au long cours. Je suis très optimiste quant à l’issue de ce traitement, mais je ne vous cache pas que l’épreuve sera longue. D’autres questions ?
...
- (Je :) Vous avez une idée de ce qui a pu provoquer ce cancer ?
- Non. La biologie aujourd’hui ne nous dit pas ce qui provoque des proliférations cellulaires anarchiques. On connaît des facteurs qui la favorisent, mais on n’est pas capables de dire que dans tel cas c’est tel facteur qui l’a déclenchée, même si on ne peut pas s’empêcher d’incriminer le tabac pour un cancer du poumon chez un gros fumeur, par exemple... Dans le cas de votre fils on ne peut pas savoir. On a une anomalie du rein à la naissance, notée par l’équipe d’obstétrique de Dieppe...
- Oui le rein droit était plus gros que l’autre.
- C’est ça. Quant au lien entre cette anomalie et le cancer qui le touche aujourd’hui... il est sans doute inutile de se perdre en conjectures. Cela étant nous consignons tous les faits. À ce propos, nous aurons un certain nombre de papiers à vous faire signer, notamment une autorisation de divulgation de données qui nous permettra de saisir dans nos bases toutes les informations relatives au suivi du traitement de votre fils. Vous pouvez refuser, mais c’est la collecte des informations qui fait progresser nos protocoles au niveau européen, et même mondial.
- Pas de souci.
- On peut attendre un peu si vous le souhaitez.
- Non, non, on peut vous signer ça maintenant. Mais sinon, l’environnement... on habite près de deux centrales nucléaires, au milieu de champs bombardés de pesticides.
- Écoutez, je ne peux pas m’embarquer là-dedans. Je m’intéresse à la question évidemment et je sais que la répartition des cancers sur le territoire n’est pas uniforme. Mais aux facteurs environnementaux probables, il faut ajouter la génétique, le rôle des maladies, des accidents, du stress... On est sur des facteurs potentiels de causes très nombreux et probablement pas tous connus. En revanche, on sait de mieux en mieux traiter la maladie, et personnellement je m’emploie à ça. Une dernière chose : si vous n’y voyez pas d’inconvénient, c’est le docteur Caro-Marine qui suivra le protocole attaché à Fabien, quand nous le connaitrons. C’est un peu une cuisine interne, chaque oncologue doit avoir suivi le traitement de cancers différents...
- (MCM :) Je n’ai jamais suivi de néphroblastomes, mais nous travaillons en équipe. Je porterai la responsabilité du suivi mais Fabien bénéficiera de l’expertise de tout le service de M. Nosier.
- (Cécile :) Non, pas d’inconvénient pour nous.
- Très bien. Ah si, encore une chose : vous avez pu cette semaine rester aux côtés de Fabien la nuit. Ce n’est plus possible désormais. Nous tâchons d’être souples mais nous ne pouvons créer d’inégalités dans le service. Les parents ne sont pas autorisés la nuit, je vous demande de vous conformer à cette règle.
- Dès ce soir ?
- Oui. Fabien va changer de chambre. On a des départs pour le week-end, il sera seul et dans une chambre non stérile - il pourra se promener un peu dans le couloir. Il faut que vous compreniez que pour lui, pour le service et pour vous, la situation de cette semaine ne peux pas perdurer.

*****

Cécile et moi savons que nous allons débriefer tout ce que nous venons d’entendre des dizaines de fois dans les jours qui viennent, que nous allons ruminer chaque parole, chaque silence ou omission supposée, mais pour l’heure on a une double annonce à faire à Fabien : le diagnostic et son nouveau statut de pensionnaire, à cinq ans, presque six OK, c’est un petit peu rude...

Le diagnostic passe comme une lettre à la poste, rien à fiche du diagnostic en fait : il est à l’hôpital, ils vont lui retirer la masse, très bien. Juste un peu déçu qu’on ne puisse pas lui donner la date de l’opération. Le fait que nous devions le laisser seul, ça, en revanche, ça ne passe pas du tout. On explique, on charge bien l’hôpital, mais rien n’y fait, Fabien pense qu’on ne donne pas tout ce qu’on a, qu’on se rend bien facilement, peut-être qu’on en a marre de rester, qu’on veut retrouver la maison... Il ne l’a pas dit ça mais on sent poindre un soupçon de cet ordre. On sent qu’on ne va pas éviter le drame. Cécile est prête à aller revoir Nosier, je l’en dissuade ; si on laisse penser à Fabien qu’on peut encore infléchir le règlement de l’hôpital, alors il nous en voudra de ne pas le faire demain ; il ne faut pas reculer maintenant. Drame.

Sur la route du retour, Cécile pleure, tranquillement, continument. Je roule en ruminant, mi hagard mi furieux. Déjà nous arrivons. Cécile s’est recomposée, elle sait qu’il ne faut pas inquiéter inutilement ses parents. Je la laisse exposer les faits et appelle ma famille, résume plusieurs fois la situation ; je me souviens m’être surpris à introduire des variantes, comme si je travaillais la qualité narrative au fil des rapports. Et oui, tout ce qui peut se narrer peut se travailler. Une fois la corvée terminée on va pouvoir manger, j’ai fin, j’ai surtout soif. Le beau-père me propose un whisky. Plutôt une bière. Un whisky et une bière. "Tu as une lettre du rectorat" me dit Cécile.

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