Accueil > Prose > Vers un verdict (1)
Quel cauchemar putain !
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Où est Cécile ?... Qui parle avec Max ? Les grands-parents... Diffusion d’un acide froid dans tout le corps : il n’y a pas de cauchemar qui tienne ; c’est le vrai monde, un nouveau monde, mais vrai, avec un fils cancéreux dedans. C’est pas possible, quelle saloperie ! Qu’est-ce qu’on va devenir s’il ne s’en sort pas ? Est-ce que Cécile y survivra ?
Ça gazouille dans la chambre de Fabien. Les parents de Cécile s’y sont installés, Max est avec eux. Comment lui expliquer les choses ? Cécile et moi faisons partie des parents qui ne préjugent pas de la compréhension des enfants et qui leur parlent, en langage naturel, pas en gogol. Ce qui ne veut pas dire qu’on les bassine avec des trucs hors de leur portée, on répond simplement aux questions de l’aîné, quelles qu’elles soient, et on nomme les choses que rencontre le cadet, en articulant normalement. Sauf que là il va falloir lui parler d’une absence au cadet, expliquer au bonhomme Max pourquoi son frère n’est pas à la maison, et ce avec des concepts et dans une langue abordables à vingt-deux mois...
Bon, café déjà. Chercher du pain. Voiture. D’habitude je prends le vélo pour les petites courses à Groville (trois kilomètres), mais là non, voiture. Le silo, les champs, l’affiche Intermarché à l’entrée de Groville, tout est désormais comme recouvert d’une surcouche d’irréalité. Ou plus exactement tout appelle au doute : est-ce que c’est sérieux ce vieux qui traverse, serrer le frein à main, "une baguette pas trop cuite s’il vous plaît"...? Bien sûr, on connaît tous - enfin presque tous, toi qui lis tu connais - ces moments d’étonnement contemplatif où on questionne le donné eu égard à l’avant Big Bang, à l’infini qui s’étend etc. Ces moments procèdent d’une méditation, d’une rêverie ou d’une réflexion volontaire. Ici, la mise à distance est subie, et je me doute déjà que cet état n’est pas bon, qu’il recèle un fond de morbidité, que si je ne crois pas en cette baguette, alors je verserai dans le scepticisme, la philosophie des chiens. Les miens n’ont pas besoin d’un aquaboniste, mais d’un mec qui résiste.
Se reprendre. Qu’est-ce que je vais foutre avec une baguette ? Y a trois adultes à la maison. Je retourne à la boulangerie, reprends une baguette et des croissants. "Il est distrait ce matin le monsieur" me lance le boulanger. Je souris - je suis assez satisfait de ma réaction même si elle est minimaliste. Quand j’arrive à la maison, ça sent bon le café. Les beaux-parents ont mis la table, Max mange un petit pot. OK. On est des adultes, on va faire face. De toute façon c’est pas comme si on avait le choix. Max demande "maman ? Abien ?". Je me doute qu’il a déjà été briefé mais il veut une confirmation. Je confirme donc, Fabien malade, maman avec lui à l’hôpital où nous allons les rejoindre cette après-midi.
Téléphone.
- Bonjour, ça va, bien dormi ?
- Ça va et toi ?
- J’ai été réveillée plusieurs fois par le bruit - les infirmières parlent super fort ! - mais Fabien a bien dormi. On va nous changer de chambre dans la journée parce qu’on bloque un lit de l’hôpital de jour. Le mien a déjà été fait. Le professeur Nosier fait la tournée des lits, il va passer voir Fabien.
- OK, on pensait venir avec Max après manger. Tu veux qu’on vienne avant ?
- Non, c’est trop le bazar avec les consultations de l’hôpital de jour, il vaudrait mieux attendre que Fabien ait sa chambre. Je te rappelle pour te dire. Mes parents ça va ?
- Ouais ça va. Ta mère va négocier quelques jours avec son patron pour rester un peu. Tu me tiens au courant quand Nosier est passé ?
- Ça marche. À Toute à l’heure babou.
- À tout’.
Que faire en attendant le prochain coup de fil ? On parle de courses... des courses ! Très bon programme. Sortir, s’occuper l’esprit, voir le monde fonctionner normalement. Franchement, où notre monde est-il plus normal qu’au supermarché ? Rien qu’à évoquer la consommation, je ressens déjà son pouvoir consolateur. Du coup me vient l’idée d’une société de malades cherchant la panacée dans les grands malls... mais foin de sociologie, science de gauchistes, pour l’heure je prends tout ce qui va me distraire. J’imagine déjà ce que je vais être capable de regarder à la télé !
En voiture Simone ! direction Charles Nicolle, voyage diurne cette fois - et c’est moi qui conduis. Silence dans l’habitacle, Max s’est endormi. Cette fois, je ne repasse pas en revue des images clés de mon enfance, le film des événements de la nuit de samedi s’impose. Ma vie a basculé. Combien d’âmes sont amenées à cet instant même à dresser le même constat, à admettre la réalité du trauma ? Accidents, guerres, cataclysmes, maladies... On sait la fragilité de la vie. Comme on sait que le méridien 0 passe par Greenwich. Cette connaissance occupe une case mémoire dans un coin de cerveau, elle n’a aucun impact sur l’être, sur la viande habitée ; elle est là en réserve, sans influence. Les traumatisés incarnent la fragilité de la vie. Notre famille a rejoint le club.
Fabien sur un lit, dans le couloir des chauves avec sa mère. Fabien s’est déjà accoutumé à la particularité capillaire de ses futurs copains et brûle visiblement de rejoindre ceux qui jouent dans le couloir, mais ça ne doit pas être possible. Je sens Cécile tendue. Une infirmière semble attendre des instructions. Il y a un problème de chambre. Cécile m’explique qu’il était question que Fabien partage une chambre avec un ado, qu’elle a râlé et que l’infirmière cheffe va peut-être lui allouer une chambre stérile, si elle se libère et quoiqu’il n’ait pas besoin d’une chambre de ce type. Dans tous les cas, il semble compromis que nous puissions rester avec Fabien cette nuit. La cheffe arrive, mais tout se précipite : le professeur Nosier peut nous recevoir (les parents uniquement) tout de suite maintenant sinon ça sera demain mais il vaudrait mieux qu’on profite de cette opportunité... D’accord ! On va voir le professeur, aux grands-parents le soin de régler au mieux le problème de la chambre.
Nosier - le professeur Nosier - nous reçoit dans un petit bureau de la partie hôpital de jour du couloir. Maude Caro-Marine est avec lui. Présentations rapides et on entre dans le vif du sujet. Nosier nous surprend :
- À ce stade, nous ne pouvons pas risquer un diagnostic. L’écho de Dieppe et la ponction nous donnent très peu d’éléments. Nous avons programmé toute une série d’examens, la semaine de Fabien va être chargée. Nous ne savons pas grand-chose aujourd’hui - même pas si Fabien est dans le bon service - mais il est clair néanmoins qu’il a une masse imposante dans l’abdomen et que nous disposons d’un temps limité pour établir le diagnostic. Tous les vendredis, l’ensemble des spécialistes qui interviennent dans ce service se réunissent. Le cas de Fabien sera étudié ce vendredi, c’est pourquoi je vous ai dit que la semaine allait être dense pour votre enfant. Avez-vous la possibilité de l’accompagner durant cette semaine ?
- Oui ce n’est pas un problème, nous travaillons dans l’Éducation nationale, nous avons encore une semaine avant la rentrée.
- Vous êtes enseignants tous les deux ?
- Je suis enseignant, mon épouse reprend des études, elle est surveillante d’internat.
- Très bien. Vous enseignez quoi ?
- Je suis documentaliste. Vous avez dit que Fabien n’était peut-être pas dans le bon service. Vous vouliez dire quoi ?
- Comme je vous l’ai dit, nous avons pour l’instant une masse dans l’abdomen. S’il est probable que cette masse soit cancéreuse, il faut encore s’en assurer. Dans le cas où cette masse ne serait pas cancéreuse, votre enfant pourrait être traité en chirurgie. Vu le volume de la tumeur, on sait qu’il faut agir, la nature de l’action à mener va être déterminée par les examens de la semaine. On commence par une échographie poussée aujourd’hui, pour essayer de déterminer si la tumeur est vascularisée ou pas, et ensuite on poursuit par toute une batterie d’imageries : scintigraphie, scanner, IRM, radio des poumons, écho du cœur.
- Si la masse n’est pas cancéreuse, Fabien a plus de chances de s’en sortir ?
- Bien. Un mot sur la politique de ce service en matière de dialogue avec les parents. Même si nous adaptons notre communication en fonction de ce que nous pensons de la faculté d’une famille à recevoir une information, nous pratiquons sur le fond la transparence. Cette transparence vis-à-vis du fait médical ne doit pas exclure une attitude positive de notre part, comme de la vôtre. En l’occurrence, aujourd’hui, si je raisonne en probabilités et quel que soit le cas de figure, il n’est pas question que Fabien "ne s’en sorte pas". Pour préciser les choses, nous avons besoin de pratiquer des examens pour effectuer un diagnostic. Mais sachez déjà qu’aujourd’hui, même dans ce service, nous guérissons la très grande majorité des enfants qui nous arrivent.
- À Dieppe on nous a dit que Fabien avait une tumeur au rein, ça reste le diagnostic le plus probable ?
- Je vous le répète, aujourd’hui j’ai une masse, je sais qu’elle est localisée en bas à droite, je ne sais pas comment elle évolue - le marquage effectué par le docteur Caro-Marine nous donnera un premier signe - et je ne sais si elle est nichée sur un organe ou pas.
- Il y a des cancers qui ne sont pas sur des organes ?
- De nombreux oui. Dans le cas présent, il pourrait s’agir d’un neuroblastome, un cancer qui se développe à partir de cellules nerveuses. Même si la probabilité d’un néphroblastome, cancer du rein, est sans doute plus élevée. Encore une fois nous en saurons plus vendredi.
Sortis du petit bureau, Cécile et moi faisons d’instinct une pause dans le couloir avant de rejoindre la chambre de Paul. Nos cerveaux sont en ébullition, il faut se rasséréner un peu. Nous n’échangeons pas, on le fera plus tard, il s’agit pour l’instant d’amorcer la sédimentation de ces premières infos pour recouvrer une capacité d’action.
Il va quand même falloir qu’elle se fasse vite cette sédimentation. Nous arrivons à peine au niveau de la chambre de Fabien qu’on aperçoit son lit qui sort de la chambre, avec le bonhomme dessus... Le brancardier à la manœuvre nous indique qu’il l’emmène en radiographie. Ah oui c’est vrai. Nous pouvons venir.
- J’y vais Cécile, reste avec tes parents
- OK à toute.
© plinous (commis le samedi 29 août 2015 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout