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Apocalypse

Dans le milieu de l’après-midi, coup de fil de Cécile :
- Ça y est, ils ont arrêté la date de l’opération, ce sera jeudi 20.
- La vache ! C’est tôt.
- Oui, la chimio a déjà fait régresser le tumeur, ils veulent aller vite.
- OK. Fabien est très content.
- Pauvre père.
- C’est plutôt bien, non ? Ça va quand même le soulager.
- Oui, mais l’idée qu’il n’ait plus qu’un rein, ça me démonte.

Ça me démontait tellement cette idée que le soir même, ayant rejoint Cécile à l’hôpital, j’ai insisté lourdement pour que Nosier nous reçoive. Son excellence daigna accéder à ma requête. Le ponte nous réexpliqua qu’il n’y avait plus d’autre choix à ce stade et nous rassura quant à la qualité de la vie avec un rein. Il faudrait simplement que Fabien ne choisisse pas rugby ou karaté comme sport à l’adolescence. OK. Sérieux blues nonobstant.

Le soir, à la maison, j’offris au beau-père, de garde de Max cette semaine, son whisky quotidien et décidai après un court débat interne de l’accompagner. La bouteille prit une bonne claque. Vin rouge à table. Un lâcher prise nécessaire ce soir-là. Je me sentis néanmoins tenu de dire à Cécile au moment du coucher qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, je n’allais pas me laisser aller.

Le mardi commence donc avec une belle barre au crâne. J’enchainais les cafés au boulot pour me booster un peu mais surtout pour pisser les groupes OH encore présents en nombre dans le système. Rapide sandwich le midi à l’hôpital avec un Fabien nauséeux (la chimio) mais plutôt positif, impatient qu’on lui retire "la masse". Retour au taf à 13H30. Bien ce taf, décidément. Encore beaucoup de choses à apprendre - avec des stages de formation à venir qu’il allait falloir insérer dans l’équation organisationnelle - mais déjà un début d’autonomie sur certaines tâches et un relationnel avec les collègues vraiment motivant.

Vers 15H, une gestionnaire de scolarité avec qui Nébée travaille beaucoup entre dans notre bureau et nous dit que d’après son copain qui bosse à France 3 un truc grave est en train de se produire aux États-Unis, "il y a un avion qui est rentré dans un immeuble". Un accident aérien quoi. Mais la fille semble un peu agitée ; d’après son copain, c’est grave. On fait une recherche sur Yahoo! ; effectivement, on a cette image d’une tour avec un panache de fumée à Manhattan. Des exclamations dans un bureau à côté nous font remarquer qu’un silence s’était installé dans le bâtiment. On est trois derrière l’ordi de Nébée. La fille revient. C’est un attentat. Yahoo! nous dit qu’un deuxième avion a percuté la deuxième tour du World Trade Center. Quelqu’un dans le couloir : "je mets la télé en salle de réunion." Le travail s’arrête. On est peut-être une soixantaine dans une salle à essayer de voir un écran où défilent des chaînes avec des figures graves qui parlent sur fond de tours en feu. C’est la sidération. Hagards, les gens vont du poste de télé à leur ordi - Internet est déjà un concurrent du média hertzien. Tour qui s’effondre, Bush à l’école, Pentagone, autre avion dans la pampa, guerre... En boucle, en boucle, en boucle.

Sauf qu’arrive un moment où il faut bien faire l’effort de se désidérer, ou du moins de faire un break dans la séance d’hypnose morbide. Les gens joignent leurs proches ; le quotidien reprend ses droits, « qu’est-ce que je prends à manger, avec ça j’ai pas très faim » ; il faudra aller se coucher ce soir aussi. Je remballe donc les affaires comme les autres et reprends la Kangoo. Je décide de faire un saut à l’hôpital malgré l’heure assez tardive. Cécile m’a dit qu’elle n’avait pas parlé à Fabien des événements. Je suis partagé, mais je penche quand même pour lui en toucher un mot. Tôt ou tard il apprendra la nouvelle et je crains qu’alors il ne comprenne pas pourquoi nous ne lui en avons pas parlé - d’autant que nous ne sommes pas habituellement du genre a éludé les questions d’actualité dans les discussions du noyau familial. « Hum ! Qu’est-ce que tu veux qu’il comprenne à son âge ? » me dirait la belle-mère. C’est précisément ce que je veux savoir !

Et bingo ! Quand j’arrive dans sa chambre, Fabien regarde un JT – il faut dire que ça doit être le seul programme ou presque. Ça aussi, ce sentiment de dépossession de la fonction éducative des parents d’enfants hospitalisés, à ranger dans le tiroir des accessoires pénibles.
- Oui, on veut qu’il ait la télé, mais peut-être pas qu’il la regarde tout non-stop, et qu’il regarde n’importe quoi.
- Les infirmières font attention mais elles ne peuvent pas être là tout le temps.
- Bah non. Bien sûr.
- Et le soir nous récupérons les télécommandes.
- OK.

Fabien regarde bien la nouvelle chienlit, mais je vois que contrairement aux adultes il n’est pas happé par les images. Il a installé la famille Babar sur un oreiller devant lui, tout le monde tourné vers la télé.
- Ça ne leur fait pas peur aux Babar ce qui se passe ?
- Non, je leur explique.
- Et tu leur dis quoi ?
- Que des terroristes ont attaqué les États-Unis et que maintenant ça va être la guerre.
- Et ça, ça ne te fait pas peur à toi ?
- Non. Pourquoi ils sautent les gens ?
- Pour ne pas être brûlés par les flammes.
- Mais ils meurent quand ils arrivent en bas.
- Oui, mais la chaleur est si forte qu’elle les brûle. Alors ils ont tellement mal qu’ils préfèrent sauter.
- …

Même pas peur mais quand même… Je coupe la télé pour raconter une histoire. Puis je débriefe à nouveau les événements car je sens Fabien plutôt absent. J’insiste sur l’idée que même si les images sont très spectaculaires, le monde va continuer sa marche (ce dont je ne suis pour lors pas vraiment sûr). Je me sens utile dans ce moment ; sans raconter de craques, j’arrive à dresser des perspectives, ou en tout cas je parle de demain en faisant complètement abstraction de la bouffée de découragement que j’ai sentie en sortant du taf. Re-histoire, bisous, départ.

Traversée de la mer jaune des champs de colza éclairée par la lune et ondulant furieusement sous la colère d’un vent d’aval cassant. Boules de je ne sais quoi qui traversent la route comme des virevoltants de western. Pompe à éolienne qui renforce l’air grandiloquent que se sonne le Pays de Caux en ce soir du 11 septembre 2001 qui sera désormais LE 11 septembre.

Je prends une sortie, j’arrête la voiture au bord d’un champ. Et quoi ? La guerre maintenant ? Mais qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ?! Je reste là, dans mon utilitaire de plouc balloté par les rafales, dans cette nuit blanchie par l’astre mort dont je me sens si proche habituellement, mais dont l’influence est menacée en cette soirée d’apocalypse par celle de Saturne, le soleil noir. Je ne vais pas passer la nuit dans la voiture, non, et je ne peux même pas trop trainer car j’inquièterais Cécile. Mais je suis plombé par le découragement là, il faut que je respire un peu, que j’évacue la lourde humeur qui m’a subitement envahi. Je ne peux pas ramener toute cette boue à la maison.

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