Accueil > Prose > Après l’effroi
Alors je l’ai évacuée l’humeur, bien sûr, sans vomir des litres de bile noire comme Daho - les stars en font toujours des tonnes - et je suis rentré, et on a parlé des images avec Cécile et son père, lequel avait encore plus soif que d’habitude ; j’ai beaucoup ronflé paraît-il. Mais il est un fait qu’à 7H30 le lendemain, rasé de frais, je suis parti bosser.
On avance comment sous la double menace du cancer et de la guerre ? On peut aller chercher la Résilience (terme réservé qui a fait la fortune du père Boris) ; si on est dans la chose littéraire on peut se souvenir des poètes amochés, Rimbaud, Cendrars, Apollinaire... (en vrai, personne ne fait ça) ; plus sûrement, on s’en tient à la nécessité : vous ne pouvez pas flancher parce que le monde continue sa course, qu’on compte sur vous et qu’il faut bien bouffer.
Et c’est ainsi que le 12 succède au 11, le 13 au 12, avec un peu de whisky et du vin rouge, mais sans aussi. Le 14 au 13. Et vient le 19, où vous attendez le chirurgien. Qui ne peut pas vous recevoir comme prévu mais qui pourra vous voir très rapidement, si vous y tenez (vous y tenez), au troisième, vers 17H.
Hall du 3è, 17H, l’homme que Cécile a déjà rencontré et qui lui a fait bonne impression s’avance vers nous, accompagné d’une jeune femme brune, grande.
- Bonjour, je vous présente [disons Gertrude], qui va m’assister pour l’opération de votre fils. (inquiétude immédiate chez les parents : "assister"... comme dans "opérer" ? Cette grande tige sans expérience ?...). Je m’excuse de ne pas avoir pu vous recevoir ce matin, plusieurs urgences... Bien, pour l’opération de Fabien - Fabien c’est ça ? (parents opinent du chef) - comme je l’ai dit à Madame, le souci est évidemment lié à l’éclatement de la tumeur ; il va falloir enlever tout ce qu’il est possible d’enlever et gratter les organes autour du site, sans léser ces organes. La bonne nouvelle, c’est, comme vous l’a dit le professeur Nosier, que la chimio a sérieusement attaqué la masse. On devrait donc pourvoir nettoyer la zone. Fabien descendra au bloc demain matin vers 9H30, l’opération débutera à 10H, il y en a pour une grosse heure, ça peut être variable. Il reste vingt-quatre heures en pédiatrie avant de retourner au quatrième. Vous avez des questions ?
- ...
En vérité, il n’y a pas de questions, il s’agit de s’en remettre à quelqu’un qu’on espère le plus compétent et responsable possible - responsable eu égard à l’inexpérience de Gertrude notamment... mais puisqu’on est là :
- ... et si vous ne parvenez pas à bien nettoyer la zone ?
- Bien ça compliquera un peu le traitement post-opératoire, avec une chimio et un traitement radiologique qui devront être plus intenses. Mais écoutez, partez confiants, on se revoit demain, je vous dirai ce qu’il en est. D’accord ?
"D’accord ?", ouais, si on veut. Y a une alternative ? Bon bah d’accord alors... Je pense que le mec doit bien porter le Lacoste sur son voilier et doit aussi avoir fière allure dans son spa à Megève... S’il excelle en même temps dans l’ablation des tumeurs, ça ira bien.
Du côté de Fabien, c’est le grand soir. Exit la masse, retour à la vie. Pour lui, c’est clair, l’opération est une formalité ; on ira au ski cet hiver ? Les parents ne sont pas rabat-joie, son bon moral est réjouissant et puis c’est bon de se projeter dans l’après saloperie. Si ce n’est pas cet hiver ce sera l’hiver d’après.
Au taf, après une nuit passée à rêver d’un type en Lacoste qui descend en godille une piste pentue, dérape avec classe en arrivant au pied du télésiège, relève son masque aux reflets dorés, tend les pouces en l’air et nous dit : "super, tout s’est bien passé". Je n’ai pas pris ma journée : c’était compliqué professionnellement et de toute façon on ne pourra pas voir Fabien avant midi. Après, vu la productivité, j’aurais peut-être dû.
Hôpital, midi, Cécile, Hall, montée au 3è, Lacoste, quelle tête Lacoste ? il a l’air speed, mais souriant, qu’on s’assoie ? oui bien sûr, mais il n’a pas vraiment l’air de se poser lui...
- Bien écoutez tout s’est bien passé, hein, une bonne heure, hein, on a fait ça à fond, j’ai bien gratté les tissus douteux, pour moi c’est bon.
- Donc, vous avez enlevé toute la tumeur ?
- Ah oui, j’ai rien laissé. Après, ça se joue au niveau cellulaire, mais ça, c’est Nosier (sourire).
- Mais niveau chirurgie c’est bon ?
- Voilà.
- ... OK, voilà une première étape.
- Oui, voilà, un pas devant l’autre. Maintenant Nosier a dû vous dire que sur ce genre de cancer le pronostic est généralement favorable. Dans quelques jours votre bonhomme est sur pied. Encore un peu de chimio, rayons - pas marrant les rayons - et retour à la normale.
- ... (vague sourire des parents, le programme sonne bien, si seulement...)
- Si vous n’avez pas de questions je vais me libérer, j’ai encore trois interventions cet après-midi et je mangerais bien quelque chose.
On a libéré Lacoste bien sûr. Plutôt impressionné pour ma part. Scié en fait, et même sonné. Pan sur l’ego ! Je suis qui moi ? Un genre de prof qui ne court pas après les élèves, un poète-véliplanchiste, un type qui essaie de bien faire ses trucs nonobstant, mais un peu beaucoup dilettante, si. La comparaison avec ce chirurgien qui réalise plusieurs fois par jours des interventions dont le résultat peut faire chavirer des familles... douloureuse. Je devine déjà que cette entrevue avec le docteur Lacoste restera gravée dans ma mémoire. De fait, depuis vingt ans, chaque fois que je me prends en flagrant délit de comportement velléitaire, j’invoque Lacoste, et quand je mérite un vrai un coup de pied aux fesses, j’ajoute le spa à Megève, arbitrairement octroyé par une envieuse médiocrité.
J’en serais bien resté là aujourd’hui. Aller faire encore un peu illusion au boulot, reprendre la route, boire quelques verres avec le beau-père et au lit. Mais ce 20 septembre n’en avait pas fini avec moi. Alors que je m’apprêtais à quitter l’hôpital des enfants, je croisais une ancienne élève dans le hall d’entrée. Pas une élève du lycée pro, une élève croisée dans un ancien établissement, le collège Duvinlon. Elle était en quatrième, elle devait avoir dans les 14 ans ; elle faisait vraiment lycéenne maintenant, sans avoir beaucoup changé. Elle me reconnut tout de suite ; je lui dis bonjour et lui demandai de ses nouvelles ; elle me désigna sa maman au guichet de l’accueil, avec sa sœur, dans un fauteuil roulant :
- Ta sœur s’est blessée ?
- Non, elle a un cancer de la hanche.
Bon, ça faisait peu de temps que je fréquentais le quatrième étage de ce pavillon, mais j’avais déjà compris que tout est susceptible de se cancériser : peau, œil, rein... La hanche aussi donc. Pourquoi pas ? Alors j’entrepris de raconter à cette jeune fille ce qui m’amenait là, sans doute pour lever un peu le poids de la malédiction, ce poids que ressentent tous ceux dont la vie est bouleversée par la maladie ; discuter avec d’autres maudits dilue un peu l’amertume du mauvais karma. Puis sa mère s’est approchée et la discussion a changé de nature : elle est devenue monologue. Cette femme, d’une quarantaine d’années, au look un peu baba scientifique, expliquait sans pathos sa sidération devant ce qui touchait sa fille ; elle parlait un peu vite mais son discours était très cohérent. Mais je sentais qu’il y avait un problème, outre LE problème. Dans son fauteuil, la jeune fille qui devait avoir quatre ou cinq ans de moins que sa sœur avait l’air un peu lasse, mais sereine, voire détachée.
© plinous (commis le vendredi 22 mai 2020 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout