Il y a comme un petit bruit ; une souris ? Ce n’est pas le fer à repasser, rien à voir avec un souffle de baleine ; c’est ténu, régulier. C’est un geignement. Je file directos à la chambre du grand, bingo ! il est plié en deux, sur le dos, genoux remontés jusqu’au sternum. « Ça va pas mon gars ? » Purement phatique la question, parce que c’est patent, ça ne va pas. Cécile me rejoint – Cécile c’est ma femme, oui, bien vu. Question audition je suis meilleur qu’elle. Certes elle repassait mais même, c’est général, toujours moi qui entend en premier les morpions pleurer la nuit, et qui se lève, moderne je disais. Et même là moi aussi j’avais le bruit du fer, plus le ventilateur du PC qui doit être englouti sous la poussière et qui hurle sa colère ; or j’ai quand même entendu que ça geignait. Il faut dire que je suis d’une nature inquiète ; je mange comme un porc et pourtant je suis maigre, il faut tant d’énergie à mon corps pour gérer les angoisses ! Enfin bref, j’aurais pu faire oreille dans un sous-marin, mais pour l’heure, je contemple avec ma femme un gosse qui se tord et qui geint, comme une souris, j’étais pas loin.
Cette fois je ne vais pas m’énerver, je ne le sens pas. Parce que j’ai déjà fait, et ça a marché. C’était à Noël, ou non, plutôt à la Toussaint. On était chez les beaux-parents, le grand n’était pas au mieux, le mal au ventre, déjà, encore, toujours, le médecin était venu et c’était une rhino, bien, pas de quoi se plaindre toute la nuit. Or là, vers 11H (23H), gnnnnnnnn, gnnnnnnnnnn… « Bon écoute, maintenant c’est terminé ! Tu es un petit peu malade, c’est rien, ça ira mieux demain, maintenant tu arrêtes de chouiner ! Si je reviens, fessée ! ». Voix forte, excédée. Silence du coup, nuit tranquille, et de fait le lendemain ça allait mieux. Du coup, l’hypothèse psychologique ou du moins celle du caractère chouineur avait marqué des points, et la tendance après cet épisode était plutôt à la fermeté.
Mais présentement, comme on a dit en Afrique francophone, non. Il était évident que le problème n’allait pas se régler avec une soufflante. « On va aller chez le médecin bonhomme, d’accord ? Nan, tu sais quoi ? On va demander au docteur de venir. » Hou là ! Que de témérité dans cette proposition, Cécile est très sceptique, sans doute a-t-elle raison : il faut déjà dépouiller l’annuaire pour trouver une consultation un samedi soir, fin août, dans la pampa, alors imaginer que quelqu’un va se déplacer ! Un remplaçant peut-être, un interne de corvée… essayons ! Troisième appel et c’est bon, comme quoi... J’ai peut-être un peu survendu le problème en disant que le gosse ne pourrait pas bouger. Non, à le voir prostré en position fœtale, blanc comme un linge, franchement je n’ai rien exagéré.
C’est une dame, grande, trente-cinq ans peut-être, un peu chevaline, douce avec le gamin. Surtout elle n’a pas l’air d’avoir envie de poser le diagnostic en trois minutes comme font ses collègues le plus souvent. Elle prend son temps, elle demande si ça fait mal là ou là – elle ne doute pas que ça fasse mal quelque part. Tu manges bien ? Est-ce que tu fais caca ? Est-ce que quelqu’un t’a donné un coup… Des questions, des réponses - le gamin coopère, et puis une décision : il faudrait l’emmener aux urgences. En fait c’est le teint du visage qui ne revient pas à madame Cheval : il n’est pas bien cet enfant. C’est marrant, sans avoir passé sept ans en blouse blanche avec des gosses de riches j’en étais arrivé à la même conclusion. Mais l’heure n’est pas aux sarcasmes, d’autant qu’elle est plutôt sympa cette généraliste. Même s’il n’est pas très éclairant, au moins son diagnostic a-t-il le mérite de nous indiquer le prochain mouvement.
Maman a emmené le grand, à Dieppe. Papa a couché le petit et regarde n’importe quelle vilénie du samedi soir à la télé. Une bière à la main sans doute, il y a un fond d’inquiétude à atténuer. C’est long. J’ai passé mon frigo (premier téléphone mobile) à Cécile, elle pourrait appeler. La pub, programme de deuxième partie de soirée. Enfin ça sonne. Alors ? Cécile me dit qu’ils ont fait une échographie et que le gars de la radio voit une « masse » ou des « nodules », ils examinent les clichés, ils vont revenir. « Cécile, demande-leur si c’est un cancer. » Je peux des fois être d’une grande brutalité verbale, dont acte ; mais si cette fois je sens que Cécile a pris le coup, je comprends aussi qu’elle le ressent plutôt comme une réplique, que d’une façon sourde, implicite, le séisme s’est déjà manifesté en elle et que si le mot n’était pas encore monté à la surface, l’être et le corps qu’on a sans doute tort de différencier avaient déjà été secoués. Ça résiste néanmoins : « Nan, attends, ils ne m’ont pas du tout parlé de cancer, t’imagines toujours le pire. Je te rappelle ». Attente. Sonnerie.
– C’est une tumeur, dans la région du rein. Ils vont emmener Fabien à Charles Nicolle (Rouen). Ils peuvent faire un crochet par la maison pour que tu sois avec lui, moi je ne peux plus, j’irai demain matin, tu peux y aller ? c’est le SAMU, ils vont passer…
_ – Cécile, y a pas de problème, j’y vais.
– Il faut que tu prépares deux valises.
– OK.
Ensuite c’est une camionnette claire qui arrive, avec des bandes rouges et des lumières qui dansent sur le toit. Je serre des mains, on me guide, je monte à l’arrière avec les valises, il y a un lit et Fabien, qui a l’air bien. On démarre, ça fait pin-pon. C’est le premier pain.
© plinous (commis le samedi 16 novembre 2013 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout