Accueil > Prose > Flash back (just some illusions)
Tu connais la légende : il paraît que juste avant de mourir tu vois défiler ta vie entière en une fraction de seconde. Dans cette camionnette qui emmène mon fils au CHU de Rouen, j’ai vécu une expérience de cet ordre. Non pas le défilé mythique avec une compression du temps aussi fantastique que la concentration d’énergie d’une étoile qui s’effondre – parce qu’il y aurait de la densité dans une vie ramenée à epsilon de t - non, ce fut plutôt comme une succession de flash-back. Il fait nuit à l’intérieur du van-ambulance, une nuit constamment crevée d’un halo rouge car, je l’ai découvert à cette occasion, un gyrophare projette également sa lumière à l’intérieur du véhicule. Outre Fabien, sur son lit à roulettes, haut-perché, il y a un ambulancier avec moi à l’arrière, enfin quelqu’un de la sphère médicale. Le gamin, silencieux, est la sérénité incarnée ; peut-être lui ont-ils administré quelque chose qui calme sa douleur ? Je crois surtout qu’un poids vient de le quitter même si l’on sait qu’il y a désormais une « masse » dans son bide ; Fabien est sans doute heureux de voir enfin son problème reconnu.
Dans cet habitacle, calme, sombre, giflé de rouge, me reviennent des images… Comme une série de vagues, elles m’entrainent irrésistiblement. D’abord Grand-Quevilly, l’arbre Babar et le fameux tuyau. L’arbre Babar est mon premier souvenir solide. Il s’agissait d’un point de repère situé avenue du général Leclerc, en face d’un champ devenu zone commerciale. L’arbre aussi a disparu, victime de l’élargissement de l’avenue. Passer devant l’arbre Babar – il avait une grande branche qui ressemblait à une trompe, et je ne me souviens plus du tout si l’analogie est venue de moi ou de mon grand-père qui était assez bon pour ce genre de choses – passer devant l’arbre à trompe donc, c’était aller à Rouen (le travail de maman), chez mon cousin (fête !) à Saint-Sever ou plus simplement faire des courses à la Demi-lune – où je ne voyais jamais ni la lune ni sa moitié – sur l’avenue de Caen. Au bout de cette avenue était l’immeuble rouge, mon second point de repère, acquis plus tard. Je me souviens parfaitement de ce processus d’appropriation de l’espace. Très consciemment, au moment où j’instituais l’immeuble rouge, à l’entrée de Saint-Sever, comme repère numéro 2, j’instaurais la méthode qui me permettrait de cartographier le monde : instituer un corps officiel de jalons issus d’éléments remarquables du décor, comme par exemple le « tuyau brillant ». Sans doute le troisième élément à accéder au susdit corps, celui-ci appartenait à l’immense forêt de conduits métalliques en tous genres de l’usine Grande Paroisse (sa sœur du sud s’appelait AZF, j’ai failli la connaître), mais ce tube-là, dont sortait une fumée blanche même pas sale, avait la particularité de briller d’un éclat particulier et d’être, comme les choses de bébé Ours, ni trop grand, ni trop petit ; son diamètre surtout me plaisait, va savoir pourquoi !!! L’institution des jalons exigeait qu’on ne loupe jamais un membre lorsque celui-ci pouvait être aperçu. Ainsi, passer devant l’usine, ce qui signifiait aller à Rouen ou en revenir « par les quais », imposait de saluer, mentalement car il faut épargner aux adultes ces choses qui n’entrent pas dans leur monde étroit, le rutilant tuyau. Je crois que j’ai nommé les premiers jalons à trois ans, ils constitueraient une grande armée quelques années plus tard.
Second flash : mon père en sang. Cette image m’est peut-être revenue au niveau de Tôtes, pourquoi pas ? Je n’en sais rien en fait, je retrace tout ça des années plus tard. Tout ce dont je me souviens c’est de la succession de quelques réminiscences, trois suffisamment nettes pour que je les retranscrive, sur ce trajet pin-pon ; pour situer dans le spatio-temporel, je place un flash au niveau de la pancarte Auffay, un autre à Tôtes et le dernier vers Malaunay, comme le ferait un romancier persuadé que l’effet de réel procède de relevés.
Vers Tôtes donc, j’ai revu mon père, le visage ensanglanté, dans la 4L, après qu’il eut cassé la bouche du Portugais. C’est une longue histoire. J’ai eu des parents jeunes, très aimants, mais jeunes et donc pas complètement finis. Je suis arrivé en 68, ils avaient 18 ans, pas d’argent, ma mère travaillait dans la vente, mon père étudiait et faisait le charcutier ambulant pour financer son droit. Et puis il y avait les affiches rouges dans la 2CV, Pif-gadget, le poster qui fait peur avec le soldat qui tombe, Joan Baez… Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes. Cocos, et jeunes. Jeunes avec des promesses d’avenir, d’ascension sociale, mais aux prises, dans mes premières années, avec un quotidien duraille appréhendé très différemment, car les servitudes de l’employée de commerce maman ne sont pas celles de l’étudiant même papa et même salarié. Avec ça, séduisants tous les deux. Pas évident de bétonner un couple quand on tire le diable par la queue, que Woodstock est la musique de fond et qu’il y a de la demande, pour la jeune femme et le jeune homme.
Alors la tectonique du couple est agitée. Il y a des séismes. Le premier a lieu aux Baléares, je dois avoir trois ans, « qu’est-ce que tu dirais si maman ne vivait plus avec nous ? » Maman a failli rester avec le barman car papa avait joué au tennis avec une étudiante qui n’avait pas de balles. Au final, maman est montée dans l’avion. Mais quelques années plus tard, c’est le Portugal qui l’attirait, alors que papa était tenté par un beau modèle de pétasse habillée sévère et très maquillée – on ne fréquente pas la fac de droit impunément.
Maman a donc décidé de réintégrer la classe ouvrière en la personne d’un maçon portugais et je vis avec papa et sa pouffiasse, qui a trois filles pouffiasses qui volent mes jouets. Je dois avoir sept-huit ans, je vois maman tous les mercredis, elle m’achète une Matchbox et on fait des gâteaux. Papa vient me chercher le soir. Il salue Da Costa ou Da Silva qui est très gentil avec moi indépendamment du fait que je ne comprends pas ce que maman fait avec cet homme de Cro-Magnon.
Mais un soir, papa vient plus tôt. Le brun en bleu n’est pas rentré. Papa et maman discutent, dans la rue. Puis arrive l’ouvrier. Mon père veut lui parler, ils vont dans la cuisine, ma mère suit et moi je vois tout puisque dans ce rez-de-chaussée misérable, outre une chambre et une salle de bain, il n’y a qu’une pièce à vivre : une salle-cuisine où les espaces sont séparés par un petit muret, on dit « cuisine américaine » dans l’immobilier. Et très vite ça parle fort, mon père en français, le maçon dans un truc qui y ressemble par moments. Ma mère veut calmer les esprits, mais mon père se prend un pain. Paf ! Mon père vient de se prendre un coup de poing ! J’ai le cœur qui pulse à mort, je me lève, qu’est-ce que je peux faire ? Mais mon père qui fait au moins deux têtes de plus que le petit gros lui a chopé l’arrière du cou, maîtrise un de ces bras et commence à incliner sa tête vers l’évier dans lequel fument des pâtes à l’égouttage. L’ouvrier est sommé de se calmer, mais faute d’obtempérer, il se retrouve la tronche dans l’égouttoir, à tester le masque à la pasta brulante… C’est sans doute humiliant mais tellement bien fait pour sa gueule à ce bâtard de Portugais qui a frappé mon père ! En plus il est pas méchant mon père, parce que maintenant il n’a besoin que d’un bras pour faire manger le portos, avec l’autre il pourrait lui chopper les couilles, lui casser une carafe sur la tête ou lui planter une fourchette dans l’oreille. Enfin ma mère arrive à les séparer. Il est beau l’autre avec sa coiffure aux tagliatelles ! Mais c’est mon père qui saigne, ça m’énerve.
Dans la voiture, papa débriefe. « Tu sais, c’est pas grave, il n’y a pas mort d’homme. Maman et moi on pense à se remettre ensemble, alors forcément, Machino [ai oublié son nom ET son prénom] il n’est pas content. » C’est fou ce que je suis triste pour Machino ! Mes parents vont se remettre ensemble, ça valait bien une baston et du sang sur le visage de mon père.
Retour dans le van. Le bonhomme ne dort pas, il sourit quand je le regarde, il est bien. Comment je suis moi ? Franchement je ne sais plus. Il me semble que je ne somatise pas encore ; la conscience est claire qui sait que des temps très rudes sont à venir, et n’étant pas d’un naturel optimiste, j’imagine sans doute déjà le pire, le pire du pire ; mais le bide tiens le choc, et mes pensées, non retenues par une tension physique, s’échappent facilement.
Troisième madeleine, je nage. Je nage avec un gilet de sauvetage. Je nage avec un gilet de sauvetage alors que je sais parfaitement nager et ce depuis fort longtemps. C’est une plage de Vendée, je dois avoir 9 ans, on est en vacances avec mon oncle et ma tante et donc mon cousin, qui est né quinze jours après moi et qui est plus un frère qu’un cousin ; un frère qui n’est pas toujours là, un frère idéal. Je suis dans l’eau, seul car mon cousin ne nage pas aussi bien que moi, assez loin du bord car un avion vient de lâcher des objets publicitaires dans la mer. Les années 70, l’apogée du tourisme de masse, les embouteillages monstres, les plages bondées, les casquettes Ricard, la crème solaire ; la pub débridée, partout, l’essor de la grande machine à lobotomiser, les placards Decaux dans le paysage et surtout la pollution sonore des très sympathiques RTL et Europe 1 qui font que toute une génération ajoute plus sûrement « on va chez Global » après la circonstance « quand on s’installe », qu’elle ne complète « À vaincre sans péril ». Dans le ciel aussi, les avions trainent de grandes banderoles « heureux comme un 51 dans l’eau », « Piz Buin »… à l’intention des otaries et narvalos qui font fondre leur graisse sous le soleil mélanomique des sables d’Olonne. Quelquefois ces aéroplanes invitent au sport : T-shirts, casquettes, bouées… tombent du ciel ; c’est la ruée dans l’eau ; il s’agit de nager une centaine de mètres pour ramener son trophée ; j’adore ce jeu, je bénis les gens qui en ont eu l’idée, je suis tellement fier de pouvoir challenger les adultes ! Il n’y a que la tête déconfite de mon cousin, non autorisé à me suivre, qui gâche un peu mon plaisir quand je reviens tel Tarzan après qu’il a éventré le crocodile.
Mais une après-midi, on m’a collé un gilet de sauvetage. Pourquoi ? Impossible de m’en souvenir. Je crois que la mer est agitée, mais bon, je suis un Weissmuller reconnu et en plus il y a du monde dans l’eau. Bref, j’ai ce truc avec les lacets qui pendent, il n’est pas attaché, et j’entends un avion ; il approche, il n’a pas de banderole, ce qui veut dire que s’il largue des trucs, ce sera plus près de la plage et qu’il y aura donc plus de concurrence. Oui, je suis formel, je l’ai observé : les avions à banderole larguent plus loin et n’offrent un challenge qu’à l’élite des baigneurs dont je suis. L’avion blanc avec une rayure rouge est si près qu’on peut apercevoir la porte ouverte à l’arrière d’où s’échappent de petits paquets plastiques, c’est parti ! Je brasse comme un fou, quand tout à coup mes jambes sont bloquées, entravées par les cordes du gilet. Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ! Et rien à faire, je n’ai plus que les bras. À 50 mètres du bord je m’en foutrais, mais là, je suis loin. Je commence à paniquer. Je suis sur le ventre, je commence à avoir du mal à relever la nuque pour respirer ; je vais mourir avec un gilet de sauvetage !!! Je crie « au secours ! au secours ! » Un type arrive, sur un matelas pneumatique. Je lui baragouine ce qui m’arrive, il est incrédule mais il m’aide à hisser mon torse sur son radeau de camping. De retour sur la plage, je ne dis rien à personne ; je viens de réaliser – « anglicisme ! anglicisme ! » criait Millet le nain - que la mort existe en vrai, au-delà de la bombe atomique, de l’accident d’avion ou de la vieillesse ; la mort peut frapper à tout moment, et dès l’enfance, en utilisant les lacets d’un gilet de sauvetage, ou une tumeur.
© plinous (commis le samedi 4 janvier 2014 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout