Un répit après l’opération ? Oui, mais court le répit. date est prise pour la première séance de chimio post opératoire ; le gamin n’a même pas trois semaines pour se retaper. Mais pourtant, à l’en croire - et on a bien envie de le croire ! - le dur est derrière nous. Pour lui ça y est, la masse est partie, il reste un petit nettoyage à faire et c’est bon. Nous, les adultes, évidemment, on ne voit là que naïveté enfantine, "peut pas comprendre le cancer..." Comme si nous le comprenions, nous, au fond. L’attitude, l’engagement positif de Fabien appellent respect et soutien, point. On va donc s’efforcer de freiner la production de cortisol dans nos organismes de sceptiques anxieux qui n’arrivent toujours pas à intégrer que "la peur n’évite pas le danger" (dixit l’adjudant). Et si on faisait une petite fête, tiens ? Dans quelques semaines, la chimio aura décimé les globules blancs, il ne sera plus question d’exposer Fabien aux virus des copains ; là il est un peu kaputt, mais un petit goûter sympa, ça doit pouvoir se faire.
- Ça te dirait qu’on invite des copains Fabien ?
- Ouaiaiaiais !
Allez, direction l’Intermarché pour faire quelques courses. Autoradio, c’est les news ; c’est terrible. Bien sûr dans la kangoo j’aurais zappé tout de suite, mais dans la Visa et il n’y a pas de commande de l’autoradio au volant, c’est un tacot. Du coup je suis scotché par les premiers mots subis : "la coalition bombarde l’Afghanistan..." Parenthèse : oui, nous avons cumulé, dans une même tranche de vie, Renault Kangoo et Visa Citroën. Rien d’extraordinaire dans le pays de KO ; nous étions couleur locale. Ce détail suffirait à lui seul à expliquer pourquoi je n’ai eu aucun mal à comprendre le mouvement des Gilets jaunes, 17 ans plus tard. Mais revenons aux bombes qui tombent sur l’Afghanistan. C’est loin l’Afghanistan, et qu’est-ce qu’on s’en fout quand on a un fils cancéreux que les Américains aillent traquer un terroriste dans un pays de chèvres et de montagnes ? Et bien c’est la prémonition que cette affaire de "guerre contre le terrorisme" va nous entrainer dans une histoire au long cours peut-être encore plus tordue que la Guerre froide, qui au moins avait le mérite d’opposer deux forces identifiées. Une puissance hégémonique désormais sans rivale, un ennemi vague, un lobby militaire affamé : de quoi repartir pour des décennies d’instabilité alors que les défis écologiques qui vont percuter le XXIe siècle devraient suffire à mobiliser tous les états de la planète. Ce sombre sur l’avenir de nos enfants, c’est un souci culpabilisant qui vient s’ajouter aux inquiétudes plus ou moins fortes que connaissent tous les parents qui savent que la vie n’est qu’un prêté.
On va être un peu ambitieux pour ce goûter : on va essayer de limiter les sodas et les bonbons fluo à base de gélatine de porc. On va faire des crêpes - OK, un pot de Nutella, des beignets aux pommes et un fondant chocolat. De bonnes bombes de sucres suintant le gras, d’accord, mais maison, c’est toujours mieux. Des oranges à jus, et du Champomy parce que zut, on n’est pas une famille de parias venus de Véga.
- Tu t’es inscrit aux AA ?
- Ah salut, comment ça va ? euh non, on va faire un petit goûter pour le gamin.
- Ça va. Enfin on a dû te raconter pour mes petits soucis ?
- Euh non, qu’est-ce qui t’arrive ?
- Je suis en congés forcés, mesure conservatoire. J’ai eu une histoire avec une gamine au lycée.
- Genre ?
- Une histoire. Qui est venue aux oreilles du proviseur, qui a pris une mesure disciplinaire.
- Et Frède ?
- Ben on n’est plus ensemble.
- Ah quand même !
- Et ouais. Bon bah te voilà au courant maintenant.
- Et pour la suite de ton histoire il va se passer quoi ?
- Je ne sais pas. Je suis convoqué au rectorat la semaine prochaine. On verra. Mais j’ai envie de changer de vie de toute façon. Je vais peut-être ouvrir une boutique de jeux de sociétés à Dieppe.
- OK... gros changements...
- Yep. Et ton gamin ça va ?
- Oui, ils ont retiré la tumeur, on va attaquer la chimio ; ça avance dans le bon sens.
- OK. Bah bon goûter alors.
- OK. Bonne chance pour la suite.
Aucune intention de raconter toute l’histoire de la copine divorcée qui s’est remise avec ce mec que je n’ai pas senti dès la première rencontre. Non, j’ai juste rapporté ce petit dialogue pour pointer ce fait un peu glauque : rien de tel qu’un aléa sordide et spectaculaire dans la vie d’un blaireau pour vous extraire du cancer et de l’Afghanistan durant quelques minutes. Un orgasme sous cape même. Comme si Dieu te balançait un coup de coude et te disait : "tu vois finalement y a une justice. Ce queutard sûr de lui avec ses arts martiaux et son bagout, j’en ai fait un CPE pris dans le dortoir des Secondes avec Dolorès Haze...". Soit, c’est réjouissant, mais ça n’explique pas pourquoi un gosse de cinq ans devrait avoir le cancer ou mourir sous les bombes américaines.
Mais trêve de lugubrisme, le jour est dédié à la joie. Fabien va retrouver une vie sociale dans un monde d’enfants. Nous parents allons devoir gérer ça finement car il est évident que les copains, une fois lancés dans l’amusement, vont oublier que Fabien est encore faible ; il ne s’agirait pas qu’il prenne un coup dans le chahut ! Je vais tâcher de retrouver ma panoplie d’animateur de MJC, ma première activité rémunérée - obtenue par piston - dans laquelle, facteur aggravant, je me suis impliqué avec une prudente modération. Mais quand même, je dois encore être fichu de canaliser quinze moutards, d’autant qu’on va faire comme dans l’avion : donner à l’activité bouffe une part centrale.
Bon, bilan des courses : on a géré, à deux, mais là on est bons pour aller se coucher, à 19H. Boudu ! Déjà si fatigables à peine à la mi-trentaine ? Et dire que pour certains c’est un métier ! Enfin Fabien est content, c’est l’essentiel. Pas de coup de mou pour lui, l’énervement n’est pas encore descendu. Nous, on ne va pas aller dormir parce qu’on a un champ de bataille à retransformer en maison d’habitation. Je dois noter que les parents – qu’on a été si contents de voir arriver avec un peu en avance pour récupérer leur progéniture, beau geste solidaire – nous ont bien proposé d’enfiler le bleu et de nous donner un coup de main ; mais on n’était plus en état de tenir une conversation et encore moins d’offrir un apéro au milieu du tournoiement des nains rubiconds. Du reste, je dois rendre justice à ce pays de Caux, que j’orthographie subtilement KO : pour être un peu rustres – si un petit peu quand même, les locaux n’en sont pas moins globalement plutôt débonnaires. Si je passe à la trappe une factrice qui nous a dit un jour, dans l’intention sincère de nous réconforter, qu’ « heureusement, on en avait un autre » (d’enfant), je peux saluer la bienveillance d’ensemble du voisinage, et même pas mal d’attentions touchantes. Vivre dans un bled peut être pesant, surtout si vous ne comprenez pas que le jugement qu’appelle chacune de vos actions se solde, sauf exception par un non-lieu (« il/elle est comme ça, que voulez-vous ?), mais vivre dans un environnement où l’on se considère apporte aussi une chaleur humaine parfois surprenante et toujours agréable.
Un autre heureux dans l’affaire, c’est le Max. La reconstitution du noyau nucléaire de la famille Pline lui apporte visiblement de bonnes vibrations ; monsieur chante en yaourt un tube du moment (Gorillaz je crois) et s’amuse d’amuser la galerie simplement en exprimant sa joie d’un air faussement détaché ; un futur pitre ! Il s’exprime avec un tel brio dans le non verbal que pour ce qui est de la parole, monsieur n’est pas pressé… comparé au petit du proprio, c’est même un petit peu la honte. À défaut de faire du stand-up, il fera du cirque ou du mime… Tel est le génie parental : vous leur donnez un môme en pleine santé, bien dans sa peau, qui vit sereinement sa vie de môme, ils vous en font un futur paria.
© plinous (commis le samedi 10 juillet 2021 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout