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Poissons pilotes

1978, école Duruy, banlieue de Rouen. La maîtresse, qui est aussi directrice, fait très grand-mère sévère (vision de l’écolier), est très vieille France (vision du narrateur adulte). Sévère mais juste, et rassurante, avec un fond bonhomme presque apparent. L’école est à son image : murs de briques, fronton à devise, marronniers dans la cour, grand préau pour les jours de pluie, et aussi : elle est mixte depuis un an seulement (autant dire qu’elle n’est pas pionnière en matière de socio-constructivisme bi-sexuel). En classe, c’est encore le Tour de France par deux enfants (en 78 oui...), les fables par cœur, les maths le matin, les récrés à rallonge l’après-midi quand il fait beau (tiennent lieu d’EPS) ; le programme Blanquer avec quelques décennies d’avance.

Dans cette école gaullienne - Mme Nomperdu nous avait emmené une semaine en Basse-Normandie voir les plages du Débarquement - se produisit un jour une sorte de petit soixante-huit pacifique et culturel qui m’a beaucoup marqué. On devait être en phase d’exercices sur cahiers de brouillon car toute la classe n’était pas au diapason, certains grattaient encore, d’autres regardaient au plafond. Un élève, un garçon dont je ne vois plus les traits, fit tout à coup ce truc assez incroyable : il scotcha un petit poisson sur le côté de son pupitre. Un petit poisson en papier, genre huit horizontal allongé avec une bouche, tout simple. Je précise qu’on n’était pas du tout un premier avril et que l’air du gamin n’était pas celui de qui fait une bonne blague. Non, cet individu avait décidé d’ajouter une décoration à son bureau.

On n’avait pas la blouse dans cette école, mais l’idée n’était pas bien loin quand même. Le geste d’apposer une marque distinctive sur le matériel scolaire standard tenait de la sortie de rang, de la rupture de ban, du clinamen. Aussi, les quelques éveillés qui avaient vu l’acte transgressif attendaient-ils avec une impatiente curiosité la réaction de la maîtresse... Point de réaction. Pourtant, c’était évident, ce poisson souriant qui pendait du bureau, suspendu par son scotch, elle ne pouvait pas ne pas l’avoir vu. La maîtresse avait donc décidé qu’il était acceptable ce poisson. Son silence légitimait l’individu, l’affirmation de soi, l’idiosyncrasie.

Soit. Alors on vit un autre poisson, sur un autre pupitre. Puis un troisième, peut-être le mien, et il se fit une distinction dans la classe entre deux groupes d’individus : les poissonnards et les autres, les peureux ou les conservateurs. Le poisson devint un sujet de choix à la récréation, et il s’agit très vite d’innover dans la représentation ichtyologique. Apparurent alors des poissons zébrés, à pois, de couleurs, grimaçants, souriants, pleurant, tirant la langue... Et bien sûr, chez les poissonards, qui avaient gagné à leur cause la plupart des peureux, il n’était pas question de se contenter d’un poisson ; chacun exposait sa pêche colorée ; la classe s’était transformée en marché aux poissons. Ou plutôt, comme une majorité d’élèves ne se consacrait plus désormais qu’aux seuls arts plastiques, quelle que soit l’activité que la maitresse semblait vouloir conduire, la classe était-elle devenue un aquarium ; nous nagions dans un bain de rébellion créative. Alors vint la réaction.

Des poissons furent signalés dans d’autres classes. La stratégie de la maîtresse qui avait misé sur le pourrissement du mouvement - lequel avait dû vaguement l’amuser aussi - était un échec. Alors un jour, après je ne sais plus quel facteur déclenchant, une dictée bâclée ou une séance de divisions calamiteuse, la maîtresse se fit générale et décréta la fin des activités distractives. Tous les poissons finirent froissés dans une corbeille tenue par un conservateur narquois. Le fait que la maîtresse ait délégué à un fayot de droite (pléonasme) la collecte des œuvres me semble indiquer que cette remise au pas sans doute nécessaire lui coûtait un peu. Du reste, il y eut une discussion sur la décoration des bureaux. Et la maîtresse dut fixer un cadre, quelque chose comme "une déco par personne réalisée pendant l’activité arts plas" (qui devait porter un autre nom à l’époque). Évidemment, cet espace de liberté encadrée ne pouvait convenir aux poissonards qui laissèrent du coup leur bureaux vierges de toute personnalisation, quand les giscardiens, les futurs buveurs de panachés et les filles - qui ont le gène petit ruban - ornaient leur poste de travail de diverses productions autorisées.

C’est ainsi que s’éteignit, dix ans après les "événements", la réplique de 68 à l’école Duruy. "S’éteignit" ? En ce qui me concerne, le feu n’a jamais cessé de couver, et je gage qu’aucun poissonard n’est aujourd’hui En Marche. Je ne serais pas étonné en revanche que l’initiateur du mouvement Poissons ait été un des premiers à se rendre sur un rond-point après avoir endossé un gilet de sécurité.

CM2 école Duruy 1978
CM2 école Duruy 1978
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