Accueil > Poésie > Riad des fleurs
Dans la ville ocre, au pied de l’Atlas, je fais le tour de la résidence surveillée ; c’est mieux que l’hôtel, il y a des autochtones, mais cette impression persiste nonobstant, de Westworld thème "Maghreb", avec les PNJ de base - le gentil chaouch, la fatima serviable, Samir roi du tajine... La flore, la faune, très couleur locale aussi - les petits chats tout mignons, quoique très maigres - en toucher un mot à la production.
Quand tu rentres à pieds de la médina par contre, et que tu traverses un vide-grenier dans l’essence qui s’étale sur plusieurs kilomètres de terrain vague, tu doutes moins de la réalité du monde, tu vois toutes les pathologies sur les visages et les habits. Tu interroges le sens de ces vies tout entières dédiées à la traque des petits nickels quotidiens qui permettent de bouffer, de survivre. Corps sales, pollués, malades ; malheur. Et toutes ces Porsche pourtant, tous ces 4x4 de malfaisants.
Et puis c’est l’heure de courir la longue distance, enfin longue... pour mon binôme ; moi qui fais toujours les choses à moitié, je me suis engagé sur le semi ; je n’ai rien récolté. (Si tu cherches un nom pour cette figure, je propose "hybridation métaphorique"). Oui, je sais docteur, personne ne cherchera, je n’ai pas de lecteurs, je ne le conteste pas. Dans la vie réelle tu finis 3000è, sur 4500. Tu n’es même pas dans la moyenne, c’est décevant.
Mais en surplomb de tout cela est une terrasse avec du temps, un muezzin qui s’intègre à tes rêves, le firmament, bleu, bleu, toujours bleu. Quels que soient les fondement de ton blues, tu n’as pas la vie du vieux fada édenté qui garde ta voiture pour deux dihrams, ni celle du poliomyélité qui "joue" d’un violon à une corde pour subsister. Alors tu dois la dire cette réalité, te décentrer, ne pas faire ta pouffiasse sous le kiosque du jardin Majorelle, sortir de l’EgoTube.
La fameuse place au soir, autre surplomb, autre terrasse. Faire le colon au Café français, soleil couchant derrière le grand minaret. Le bruit et l’odeur curieusement appréciés ici comme participant au charme de l’attraction. Globalement, le niveau d’exotisme est parfait. La ville est suffisamment tatooïnesque pour provoquer des émotions, au volant, dans l’arrière-souk, la nuit... Mais elle reste très abordable et gratifiante pour le français qui peut y parler sa langue, payer dans sa devise (à méditer, facho).
Je lis ce livre, Humain, d’Atlan et Droit. J’y apprends ce que je savais déjà : le corps décide avant la conscience ; tes genoux tremblent devant l’ours avant que la peur ne te parle ; la panique procède du ventre qui se tord avant de daigner t’informer que tu es en vrac. À mesure que la science avance, le libre arbitre se réduit comme peau de chagrin. Tout n’est pas réflexe certes, en circuit court, moelle épinière, mais tu n’es guère maître chez toi, soyons clair. 400 dirhams au flic ripoux (pléonasme ici) car tu t’échauffes. Un peu de maîtrise émotionnelle, tu étais quitte pour 100.
Mais qu’importe. Posés en famille devant le tajine au Maquis d’Ourika, c’est la belle vie, là. Le vieux avec ses pierres aux couleurs absurdes, le gosse qui veut une pièce, le chaouch 15 dirhams - et pourquoi pas 100, hein ? J’y peux quelque chose s’il ne neige plus sur la montagne tourisme mort ? Exit tous ces fâcheux de pauvres, crêpe sauce orange, café. Bien sûr monsieur, payer en carte, oui. Sans contact. Voilà. Revolut. Civilisation.
Non, je ne suis pas un chien philosophique. J’essaie d’être utile, mais je fatigue très vite. Il me faut de l’été en hiver, une chaise longue pour délester de la charge mentale, qui pèse sur les hommes comme sur les femmes, n’en déplaise à Rousseau, l’égostérique (c’est entendu les coupeuses de bites, je suis une petite chose fragile). La misère me fait mal, et je sais que voter ne suffit pas. Mais je vote et prends l’avion sans me soucier de l’empreinte carbone, puis je dis "c’est assez, trois dirhams c’est bien". Je ne suis pas un chien ; pas un grand humaniste non plus.
Du riad au fond de l’allée couverte émane de la musique, une dame nous fait signe, elle nous invite à rentrer chez elle. C’est l’anniversaire de sa fille, trois musiciens font monter l’ambiance crescendo, nous dansons ; partage, chaleur humaine. Au final, les personnages avaient bien une existence propre. Dernier chant du muezzin - une magnifique trouvaille de ce monothéisme que ce moment de beauté qui rythme le temps, bien plus fort que les cloches, simples pendules externes. L’orange intense sur la ligne de crête de l’Atlas. Il faut partir. Pourquoi ?
© plinous (commis le samedi 3 février 2024 et déjà lu fois !) | contact | ? | tout