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Fabrication désenchantée

J’avoue que j’aime bien cette sensation, réservée à peu de livres - d’œuvres - qui consiste à devoir renoncer, dans l’immédiat, à savoir ce qu’on en pense. Même plus prosaïquement à savoir si on a aimé ou pas. C’est ce que j’éprouve à la sortie de Palladio de Jonathan Dee. J’aurai très certainement un avis plus tranché sur ce bouquin, un jour, mais pour l’heure, toute la palette est posée devant moi, de "grosse bouse prétentieuse, cynique et formatée" à "chef d’œuvre" et je ne sais où tremper le pinceau.

Je vais peut-être énumérer les sentiments successifs que m’a inspirés le livre de Dee au fur et à mesure de sa lecture. D’abord : c’est du bel ouvrage solide : la baby-sitter qui s’emmerde dans son trou (Ulster, New-York) et qui s’initie au sexe avec le père des gamins (cible hommes 30-50 atteinte), le charmant trentenaire fidèle qui fait son trou dans la pub mais qui a un potentiel plus élevé qu’une femme moins gnan-gnan que la sienne pourrait développer (cible femmes 25-50 atteinte), la subtile connexion établie entre les deux personnages (cross targeting done)... on est dans du scénario hollywoodien, pavillon placo de bonnes facture, OK, c’est les vacances.

Ensuite, Palladio, la grosse baraque de Virginie d’où est censée émerger une nouvelle forme d’art, qui est en fait de la pub, sauf que non parce qu’il n’y a pas de marques, mais que si quand même parce qu’il y a des annonceurs... Là-dedans, on est dans le casse-gueule... On voit assez vite la grosse ficelle : même si le magnat visionnaire y croit réellement, sans cynisme, l’idée foireuse n’est là que pour se faire démonter. Mal Osbourne :

Let me tell you something about myself. What I do is not advertising. Advertising is all about moving product. Or it’s all about envy. It’s all about sex, about lust, about instant gratification. Advertising is the beast. Well, I have news to bring to you. The beast is dead. I have killed it. [1]

Qui va y croire ? La chute de la fabrique des illusions (titre français de Palladio) est inscrite dans cette déclaration naïve. Toutefois, les réflexions sur l’art, surtout l’art contemporain, la pub, le rapport à l’argent, la rébellion etc. sont loin d’être creuses et donnent à réfléchir, en mode plage je vous rassure, c’est-à-dire agréablement. Rien de révolutionnaire, mais de quoi parler le soir avec le petit rosé.

Advertising is not a new thing. We think of the strained-glass windows in Chartres Cathedral as art, but when they were made they were art only incidentally. They were put there to sell theology - they were billboards - and if the people who built the cathedral had had neon they would have gone crazy for it [2]

Enfin, il y a le désagréable du bouquin. Depuis L’Éducation sentimentale de Flaubert, il est de bon ton qu’un auteur laisse évoluer ses personnages comme s’ils étaient en roue libre, sans nous donner les clefs de leur psychologie. Mais cela ne doit pas empêcher le lecteur de sentir que l’auteur les maîtrise, qu’il les connaît, qu’il y croit. Molly... difficile de croire en sa substance et plus encore de croire que Dee y croit.

Qu’un personnage ne soit pas transparent, qu’il garde sa part d’obscurité, OK, mais qu’il y ait un peu de matière dedans quand même. Molly est vide. C’est un peu la Elvira Hancock de Scarface, moins le fond de lucidité qu’on sent enfoui sous la coke. Mais quoique creuse, la Molly sait faire mal, bien mal. Il y a un fond de sadisme évident chez Dee. Les pages où Molly se tape Osbourne au nez de John "Roue droite" (ou Charron) sont tout bonnement insupportables et totalement gratuites (crédibilité zéro). Domina n’est pas mon kif, et je n’apprécie pas qu’un auteur me malmène.

Toujours dans le sadisme, il y a dans Palladio une exposition crue de la violence sociale organisée autour du travail. L’évidement de Molly, comme la folie de son frère, pourrait bien être due au stress du père qui a pour mission d’organiser la fermeture d’un usine IBM, poumon économique d’Ulster, et donc de virer progressivement tous ses anciens collègues. Osbourne, Steeve Jobs de la pub, est également capable d’une violence terrifiante à l’égard de ceux qui ne captent pas sa "vision", pourtant foireuse. Tout ça génère des fous de Dieu, des artistes tarés qui s’immolent, des petits mecs qui s’en tirent, honteusement satisfaits de rouler en Porsche et se souciant peu qu’on les traite de laquais ou de nazis...

Au final, je peux au moins affirmer une chose : Palladio ne m’a pas laissé indifférent. Je crois que ce qui me gêne en fait, c’est qu’on sent chez Dee une forme d’abattement, de cynisme désabusé, un peu hautain, new-yorkais en diable, et casse-couilles. La grande idée d’Osbourne est qu’il faut en finir avec le cynisme de la pub ; cette idée est foireuse, donc le cynisme est légitime, CQFD. Il y a des rebelles dans Palladio  : deux vieux profs de fac hystériques que Charron traite légitimement de dinosaures... La rébellion est out, CQFD. Ajouter à cela que l’amour, lui non plus, n’est pas jouable dans cette société, vous obtenez un substrat over optimiste... Mais ce bouquin vaut le coup néanmoins. Tout compte fait j’ai conclu.

Palladio de Jonathan Dee. Corsair, 2011. Lire aussi.

[1p. 282

[2p. 437

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