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Mépris et grâce

Le Mépris de Moravia est un roman plein de mépris, au pluriel. Mépris pour l’argent, mépris pour la femme, mépris pour l’étranger. Certes, ces mépris-là sont le fait du narrateur, qui est aussi le cocu de l’histoire, mais de Molteni à Moravia il n’y a vraiment pas loin, et tant qu’on est dans le procès d’intention, chargeons l’âne d’un bât supplémentaire : le mépris pour le lecteur.

L’argent, c’est Battista, l’archétypique producteur de navets cinématographique, discours hypocrites sur l’art, grosse voiture rouge, autoritaire, dragueur. Ce personnage conventionnel porte le nom du potentat déchu de Cuba, clin d’oeil du camarade Moravia.

Léger le clin d’oeil, comparé avec l’ironie douteuse qui plane au-dessus du nom du co-scénariste allemand, celui qui doit aider Molteni à adapter L’Odyssée pour Battista : "Rheingold", ça ne s’invente pas, enfin la preuve que si. Rheingold est donc allemand, et juif, même si Moravia n’assume pas son mépris au point d’être explicite sur ce point. Il est bien sûr très lourd, teutonique, claquant des talons lorsqu’il salue, et le pauvre ! Il veut abzolument propozer une lektur psychanalytik du récit d’Homère, sakrilège ! Qui ose polluer la Méditerranée avec des théories d’onanistes congelés ???

Et voilà que de ce monde coloré et lumineux, animé par le vent, illuminé par le soleil, peuplé d’êtres subtils et audacieux, Rheingold voulait faire une sorte de cavité viscérale, informe et blême, sans soleil et sans air : le subconscient d’Ulysse. [1]

L’allemand n’est pas le seul à ne pas pouvoir comprendre, pour la femme, c’est également perdu :

Elle peut certes admettre les considérations d’ordre commercial qui, chez Battista, militent en faveur d’une Odyssée spectaculaire. Elle peut même approuver les conceptions limitées et psychologiques de Rheingold ; mais elle n’est certainement pas en mesure, malgré son bon sens et sa droiture, de s’élever jusqu’à mon interprétation, la plus proche d’Homère et de Dante. [2]

Et quelle est cette interprétation au juste ? Une chose est sûre : c’est la bonne. Pour le reste, il s’agirait de représenter L’Odyssée "comme l’a écrite Homère"... (P. 203) Un peu plus loin (p.208), on comprend que la bonne interprétation donne à voir une espèce de Méditerranée éternelle faite de terrasses au soleil et de servantes qui discutent de la préparation du poisson avec la maîtresse de maison... Très bien.

Desinit in piscem [3] l’interprétation de Molteni-Moravia ? À chacun de voir, lecteur latin ou non. Idem en ce qui concerne la fin du roman, pour le moins brutale voire expéditive, "accidens in machina" ; une conclusion plus vengeresse que tragique, sans doute Moravia s’est-il bien défoulé en tuant cette conne qui ne comprenait pas son double narrateur.

Mais quel mépris n’est-ce pas !? Quel mépris dans cette critiquette ! Scandaleux assurément. Car l’essentiel dans ce roman n’est certes pas dans la suffisance, dans les préjugés, dans la faiblesse de Molteni, mais bien dans sa souffrance, une souffrance qui passe, une souffrance intolérable, celle de l’être qui n’est plus aimé. Que le lecteur qui n’aura pas souffert avec Molteni vienne jeter la première pierre à Moravia ; rien que pour cette douleur que l’on ressent de façon exaspérante, tout mépris devrait lui être épargné.

Moravia, Le Mépris , Flammarion GF

[1P.45.

[2P. 227.

[3Le mot d’Horace, Desinit in piscem mulier formosa superne/un beau buste de femme qui se termine en queue de poisson, est cité p.98.

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