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Melounss c’est melon

Quand j’étais petit, les grands parents paternels c’était l’ordre, la propreté et le cousin Vincent. Le cousin Vincent était grand - âgé, presque aussi grand que mon père, mais il jouait toujours avec moi quand il ne travaillait pas. On discutait aussi, de sa future voiture, de sa future femme, de sa future maison et souvent, après l’avoir laissé parler, je lui disais : "oui mais ça ce sera quand tu ne feras plus pipi au lit !" Alors il entrait dans une rage folle et me coursait dans toute la maison. Mieux valait pour moi qu’il ne me rattrape pas car le cousin avait une force de taureau.

Le cousin avait aussi une tête un peu spéciale, il parlait souvent tout seul, s’animait comme un dératé devant le poste chaque fois que James West cognait un sbire de Miguelito Loveless ou qu’apparaissait Huggy les bons tuyaux. En fait, le cousin avait un chromosome de trop sur la paire 21. Mais léger sûrement le truc en trop - perversité du malheur ! - car Vincent lisait, écrivait, travaillait, pouvait tenir une conversation de comptoir ou d’ascenseur et comprenait aussi, quoique par intermittence car le refoulé existe aussi chez les mongoliens, qu’avec tout ça il n’en serait jamais pour autant "quelqu’un de normal".

L’histoire de Vincent avait commencé dans une grange, par un viol. Ma tante avait quinze ans, elle passait l’été chez une sœur de ma grand-mère, à la campagne, elle donnait un coup de main ; un garçon de ferme décida qu’elle serait bonne aussi pour ses besoins. Le premier coup suffit à déclencher le grand processus. Ce fut sûrement vécu comme une catastrophe, mais ces catastrophes arrivaient tout le temps. La sœur de ma grand-mère était tellement mortifiée qu’elle s’engagea à élever l’enfant, étant entendu que ma tante avait droit à une vie ; on s’arrange comme on peut. Ma tante est donc restée quelques mois supplémentaires à la campagne "parce qu’elle avait trouvé un travail", l’enfant est né, ma tante est revenue seule à la ville, une banlieue industrielle puante.

Je ne pense pas que l’accueil fut tellement affreux. Ma grand-mère avait connu la misère à l’ancienne, le "bon vieux temps" des cons, famille de neuf enfants, restrictions alimentaires, paille dans les sabots etc., elle connaissait "la vie". Mon grand-père, ouvrier chaudronnier qui avait tiré son épingle du jeu en se tuant au travail sur les chantiers navals après la Libération, connaissait la musique aussi, de plus, il n’était pas le père naturel de ma tante. Il avait été convenu que mes grands-parents viendraient avec leur fille voir l’enfant de temps à autres et que plus tard on verrait bien.

La première visite se déroula plus d’un an après le retour de ma tante. C’était au printemps ou au début de l’été, il faisait beau toujours puisque l’enfant était dehors dans un panier, entouré de mouches, dans un linge douteux. Les femmes ont discuté, mon grand-père a pris le coup de sang : l’enfant repartait avec eux. Il n’a quitté la maison de mes grands-parents qu’après la mort de ceux-ci. À quel moment la déficience de mon cousin est-elle devenue évidente ? Les traits physiques caractéristiques du mongolisme étant peu marqués sur le visage adulte de Vincent, j’imagine que le bébé pouvait donner le change. Peut-être mes grands-parents n’ont-ils compris la nature du problème qu’après le départ de ma tante ? Car ma tante rencontra très vite quelqu’un, un sauveur ou plutôt un extracteur, on la comprend.

Toujours est-il qu’un jour ils ont su et que cette connaissance n’a pas entamé leur courage. Vincent fut un enfant choyé. Protégé aussi. Sans doute certains enfants se moquaient-ils de lui de temps à autres, mais sûrement pas ceux du quartier. J’ai vu mon grand-père porter sur chaque épaule de longs réservoirs de gaz à souder ; c’était pas le type qu’on chatouille de trop. Toutefois, l’abnégation de mes grands parents n’allait pas sans espoir. Pourquoi ne conduirait-il pas un jour ? Pourquoi ne trouverait-il pas une femme (une moche gentille) ? pourquoi ne serait-il pas normal ? Le collège ne voulait pas l’inscrire, pourtant il savait lire écrire compter ! Les gens s’arrêtent à ses mimiques mais enfin, quand on voit toute la viande soule qui sort des bistrots à longueur de temps, hein ? Quelles trognes ils ont ceux-là ?

Mais outre la pisse au lit, les crises de "gn-gn" venaient régulièrement rappeler l’arrêt du malheur. Au moindre choc psychologique, Vincent se refermait comme une moule, s’enfermait dans sa chambre et s’agitait sur son lit pour s’enfouir ; à l’extérieur on entendait "gn-gn". Lorsqu’il revint de sa première sortie à vélo (le tour du pâté de maisons) avec le cadre en huit, la crise dura trois jours. Quand Vincent est arrivé chez mes grands-parents, mon père avait huit ans. Lorsqu’une dizaine d’années plus tard mon père présentait l’élue de son cœur à ses parents, Vincent dit simplement à la fin du repas : "quand tu n’en voudras plus de ta femme tu me la prêteras ?" Le propos fit rire tout le monde, c’était celui d’un préado exceptionnellement naïf. Quand j’ai présenté ma future femme à mes grands-parents et à Vincent, celui-ci vint dire bonjour à l’injonction de mon grand-père mais disparut immédiatement dans sa chambre. Mon père était l’aîné, il était parti avec une femme, c’était normal ; mais que moi, le petit trou du cul, le chieur, le chiard qu’il avait vu en langes, débarque avec la sienne, non, impossible, fermeture, gn.

Pour ma part, je crois que c’est cet événement qui déclencha la profonde crise autistico-fantasmagorique que traversa Vincent. Il y a d’autres hypothèses : certains soutiennent que sa vie chez mes grands-parents tenait de plus en plus du carcan, fût-il doré. Je tiens à préciser que les tenants de cette hypothèse ne se bousculaient pas pour décharger un peu les vieux et emmener Vincent de temps en temps au foot ou à la campagne... mais foin de polémiques. D’autres prétendaient que l’évolution du comportement de Vincent était normale, conforme à son état, les mongoliens vieillissant plus vite que les autres. Toujours est-il que Vincent s’enferma, dans sa chambre et en lui-même. Sa réclusion n’était pas inactive. Il dessinait des genres de croquis, réécoutait 25 fois une chanson, relisait les notices des maquettes qu’il avait faites avec mon grand-père et grommelait.

Jusqu’au jour où il se mit à parler avec une voix bizarre. Ce furent d’abord des monologues dans sa chambre, impressionnants. La langue était incontestablement le français, mais prononcé d’une façon très particulière, je ne vois pas bien comment je pourrais transcrire ça. Disons que le ton était très pompeux, distingué à l’excès genre "bal de l’empereur", et la tonalité était grave, les « a » très appuyés... Quelques consonnes avaient aussi subi des modifications mais visiblement ce n’était pas codifié, ici un « f » devenait un « s » mais le coup d’après le « f » était simplement allongé, dédoublé... Bon, et puis Vincent a recommencé à sortir, principalement pour aller en ville acheter des maquettes Heller, uniquement des avions ou des chars de la seconde guerre mondiale. Au passage il saluait mes grands-parents ou toute personne qui se trouvait dans la maison et ne refusait pas d’échanger quelques mots, dans sa nouvelle langue. Toute tentative pour lui faire oublier cette nouvelle compétence linguistique ou pour en connaître les principes et fondements s’avéra vaine. Mon grand-père souffrait visiblement.

Un jour ma mère toucha une corde. On était à l’apéritif, Vincent se pointe et nous salue dans son langage. En manière de boutade, avec un grand sourire, ma mère lui dit : "Eh dis Vincent, tu vas pas nous parler toujours en septième compagnie ?" Vlan ! le masque sur le visage de Vincent. S’ensuit une vague tentative de dénégation, toujours en septième compagnie, puis un départ prompt avec mise en garde : "il ne fô pâ sse môque de l’âlleumâgneu"... Pendant peut-être un an les choses en sont restées là. À la surprise générale, Vincent ne perdit pas son travail, alors même que plusieurs de ses collègues avaient prévenu mon grand-père que ça ne se passait pas bien dans l’entreprise ; sans doute les avantages offerts pour l’embauche d’un handicapé étaient-ils assez bons. Le week-end, Vincent écoutait des champs folkloriques allemands et regardait ses boites de maquettes qu’il ne construisait pas. Mes grands-parents, sans doute pour se donner une échappatoire, avaient décidé d’acquérir un terrain à la campagne. Ils y installèrent un cabanon et toute la famille se réunit pour un grand pique-nique au début de l’été.

C’était la grosse réunion de famille, il y avait du grand-oncle et du petit cousin, du germain du pas germain (Vincent était germain), bref, ça faisait une bonne tablée. Après un long apéritif, on se mit à table pour attaquer le melon. Quelqu’un fit une remarque sur ces melons, ils devaient sentir bon ou avoir le cul bien tendre, quand Vincent décida de nous informer, toujours avec l’accent, que "meulôn, c’est « melounss » en allemand". Le malaise n’eut pas le temps de s’installer, un cousin pharmacien et germaniste lui répondant : "Non, Vincent, melon en allemand c’est Melone (meu-lô-ne)". Vincent dénia, sourit, bizarrement, puis n’ouvrit plus la bouche de tout le repas. Avant le café, mon père lui proposa d’aller faire un petit tour, ce qu’il accepta. Et ce jour-là, il lâcha le morceau. Pas mal de rires nerveux d’abord, des rires de mongol. Mais Vincent avait accepté le principe de la balade, c’est-à-dire de la confession ; les réponses advinrent, doucement, laconiques au début, avec l’accent, plus longues et sans fard à la fin. Le père de Vincent était un pauvre type, un jeune cul-terreux violeur devenu ouvrier alcoolique, un truc informe et gris qu’on croisait quelquefois. On, c’est toute la famille, car nous connaissions tous l’histoire, nous connaissions tous le type, le père. Sauf Vincent. Alors Vincent s’était inventé un géniteur. Quelques films de guerre et un calcul de dates foireux avait suffi. Son père, c’était un soldat allemand, blessé à la Libération et fait prisonnier, qui avait été soigné par ma tante. Une histoire d’amour était née entre l’infirmière et le blessé, puis celui-ci avait dû retourner en Allemagne.

Mon père démonta tout, méthodiquement, avec beaucoup de douceur. Sa date de conception supposée par rapport à son âge, sa mère qui n’était devenue aide-soignante que dans les années soixante, l’allemand qu’il ne comprenait pas du tout en vérité... Puis mon père prit sur lui de donner de la chair au squelette d’histoire que mes grands-parents avait fourni à Vincent, il lui décrivit le bonhomme, son père, raconta ce qu’il en savait ; il omit juste de lui dire dans quel bistrot il pourrait le rencontrer. Après ce jour, Vincent parla de nouveau un français de France. D’une façon générale son comportement se "normalisa" ; quasi plus de gn-gn, d’exaltation devant la télé... Son chef d’atelier à l’usine demanda à mon grand-père si Vincent était sous tranquillisants. Il y avait du mieux dans l’attention aux consignes et dans les rapports avec les collègues mais le rendement avait baissé. On ne le licencia pas pour autant. Mon père l’emmena chez un psy pour savoir s’il ne couvait pas une dépression. Les signes cliniques n’étaient pas au rendez-vous. En fait, Vincent était sereinement triste, juste un peu assommé par l’absurdité de son existence. Bien des gens avec tous leurs chromosomes bien comme il faut plongent devant des reflets beaucoup mieux contrastés. Le tableau du mongolien lucide est sans doute plus effrayant que certain cri.

Aux dernières nouvelles, Vincent vit chez sa mère. C’est un jeune retraité qui épluche les légumes et mène une vie paisible. Il paraît qu’il a retrouvé de la joie de vivre dans un environnement plus animé - il faut dire que les dernières années de la vie de mon grand-père puis de ma grand-mère n’ont pas dû être exhilarantes. Je devrais aller le voir, allez voir mon cousin, le compagnon de mon enfance. Je vais le faire. En attendant il faut que je vous dise pourquoi je raconte tout ça. J’ai couché cette histoire uniquement pour les melounss. Parce que depuis ce fameux dimanche à la campagne, chaque fois qu’un melon se présente à ma vue, je dis : "ça c’est melounss". Et quelquefois il faut bien s’expliquer.

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