Accueil > Choses > Pauvre Bouilhet
C’est une expérience assez troublante que celle de lire un livre qu’on a voulu écrire. Non, pas exactement celui-là évidemment, mais quelque chose qui s’en rapproche. Après ma licence, je me serais bien lancé dans une maîtrise ; j’avais mon sujet : Louis Bouilhet, l’ami de Flaubert ; mais il y a eu armée ; "affirmatif sergent, la brosse à dent est bien au fond du paquetage !" ; c’était du temps où c’était mieux, passons.
Enfin pas si vite ; pourquoi Bouilhet ? Parce que j’avais passé quelques mois sur Flaubert, et donc sur la Correspondance. Or, s’il y a beaucoup de personnages dans la Correspondance, il y en a un qui se dégage sans conteste, c’est le Bouilhet, véritable alter ego du grand Gustave. Alors naturellement vient cette question : pourquoi ce Bouilhet que Flaubert traite comme un égal est-il aujourd’hui complètement oublié ? Si vous êtes rouennais, la question peut se doubler de celle-ci : c’est qui se Bouilhet statufié sur la fontaine près des Beaux-Arts ? Et toutes les questions appelant une réponse : projet de maîtrise, mais armée ; "bien chef !"
Qu’à cela ne tienne, Henri Raczymow l’imprononçable s’y est collé, et le résultat dépasse certainement de beaucoup ce que j’aurais pu faire. Son Pauvre Bouihlet est bien plus qu’un essai biographique, il n’est même pas du tout cela ; c’est un essai littéraire ou je ne sais pas quoi, mais brillant et très agréable à lire. Honnête également :
Je n’ai pas lu Bouilhet. Ou fort peu. On s’offusquera de ce manque [...] Mais voilà : Bouilhet, aujourd’hui, ne vaut rien comme écrivain. Aujourd’hui comme hier peut-être. Des milliers de vers antédiluviens, archipiétés, archiroides, archipiochés, d’un bougre de roquentin archinormand mais dans un temps, le postromantisme, où l’on attendait du nouveau. Et le nouveau, ce furent les seuls Baudelaire et Flaubert qui nous l’offrirent. (P. 195).
Cette première citation me permet également d’éviter de leurrer le lecteur déjà égaré sur ce site : le livre de l’imprononçable ne s’adresse qu’aux flaubertiens, au moins aux initiés du premier degré ; en clair il faut avoir lu la Correspondance. Car le vocabulaire n’est pas explicité, le bouquin est sans notes, libre donc. Si les mots "archipiétés", "archiroides", "archipiochés", "roquentin" ne font pas sens pour toi, alors salut !
Autre précision d’importance : Bouilhet n’est pas au centre de Pauvre Bouihlet. Ou plus exactement, il n’est pas au centre tout seul ; le monstre est avec lui : Gustave Flaubert, ami, alter ego, quasi sosie, assassin...? Voilà le sujet de Pauvre Bouihlet : Gustave et Louis, à la vie à la mort, mais plus à la mort pour Louis que pour Gustave.
Bouilhet aura passé sa vie à traverser à la nage une Bérézina d’un mois de novembre, comme son père. Il n’avait pas les russes aux fesses, mais Gustave. (P. 99).
Gustave, Flaubert, l’Authôrrrr ! Hénaurrrme ! Statue. Un vrai talent de déboulonneur le Raczymow. Au risque de simplifier outrageusement, voici une thèse du livre : Flaubert aura "poussé" Bouilhet continûment, poussé dans la "carrière des lettres" alors que pauvre Bouilhet n’appréciait guère les cénacles, poussé à devenir auteur de théâtre alors que Bouilhet se sentait avant tout poète, poussé à niquer des femmes d’influence, poussé à serrer des mains de directeurs (de théâtre, de journaux etc.), toutes tâches auxquelles le grand Gustave ne se serait jamais abaissé et ce dans un but : assister au spectacle de l’autre vie possible, la vie de l’auteur qui se pousse, la vie qui lui était épargnée.
Une vie qui fut épargnée à Gustâââve, le monstrueux, grâce à l’argent de papa, mais aussi grâce à sa volonté hors-norme. Volonté qui aura cruellement manqué à pauvre Bouilhet, pas uniquement pauvre pécuniairement - enfin pauvre : obligé de travailler - non, surtout "pauvre" au sens de "malheureux" ; et la cause du malheur : l’autre, celui auquel on ressemble [1] mais qui est un monstre (un "grand" écrivain).
Bouilhet était fait pour être fonctionnaire, et poète le dimanche, au sein de sa famille, cultivant les calembours ou [des tulipes]... (P. 143). [2]
Effectivement, si Raczymow déboulonne - sors de la révérence pour analyser, en profitant des lumières de Sartre et de Bourdieu - il n’en érige pas pour autant la statue de l’autre, le piètre, Bouilhet. Nul besoin de toute façon, celui-ci trône déjà sur la fontaine, près des Beaux-Arts, à Rouen. Nul besoin de le venger. Après tout Bouilhet était libre, il aurait pu dire non, il aurait pu ne pas serrer les mains, ne pas être fier que Badinguet assiste à la première d’une de ses pièces, refuser la gloriole, à Mantes, à Rouen, de qui "connaît des gens" à Paris. Bouilhet a dit oui, Bouilhet s’est pourri la vie. De la faute à Gustave ? Oui, mais non, aussi. Pas si simple, la vie.
La vie. C’est peut-être ce qui est le plus important dans Pauvre Bouihlet et qui en fait un livre presque éthique, bien au-dessus de l’essai érudit ou de la masturbation littéraire. A partir de l’exemple d’un couple, un couple étrange comme tous les couples, aussi étrange que Bouvard et Pécuchet, Raczymow nous met en garde contre toute influence morbide, fût-elle bien intentionnée. Flaubert n’est certainement pas le bourreau de Bouilhet, celui-ci aurait pu se pourrir la vie tout seul, mais le fait est que l’un et l’autre se sont adonnés à la religion de l’Oeuvre, et que Boulhet l’a fait en pure perte, puisque aujourd’hui personne ne lit ses livres.
Quant à Gustave, il l’a peut-être échappé belle. Avant de se maquer avec Louis, le bon élève, il traînait avec un drôle de zozo, un aquaboniste, Alfred Le Poittevin. Sauf que cet Alfred-là était si délétère qu’il s’est tué lui-même, deux fois aux yeux de Flaubert, en se mariant puis en décédant. Or Raczymow semble penser, après Sartre, que si Flaubert avait suivit ce gaillard-là, qui sait ? peut-être n’en parlerions nous pas aujourd’hui.
Mais on s’en fout, Gustave fut Flaubert et Bouilhet n’est plus rien [3]. Conclusion : n’écoute personne pour ce qui t’es vital et surtout ne vis pas pour demain.
Pauvre Bouilhet /henri Raczymow. - Gallimard : L’un et l’autre ; 1998.
[1] Flaubert et Bouilhet se ressemblaient à ce point après la quarantaine qu’une rumeur les a dits frères.
[2] Cette phrase m’a vaguement fait songer à quelqu’un, mais qui ?
[3] "Flaubert, Bouilhet, vos noms sont unis dans la gloire Car vos cœurs ont battu d’un même amour du beau. Qu’importe que vainqueurs d’une même victoire Pour vaincre l’oubli sombre et la mort sans mémoire L’un ait eu l’étincelle et l’autre le flambeau !" Henri de Régnier (1864-1936), sur un registre du pavillon de Croisset
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