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Flaubert en toute objectivité

Plus encore que Balzac, Flaubert est plongé dans la Révolution industrielle. La fabrication des objets passe de l’artisanat à la production en série. Peintre de son siècle, à contrecoeur - ou pas, Flaubert ne pouvait pas les ignorer.

L’objet "réalisateur"

Les objets, en venant du monde réel au roman, changent d’espace et de structure, ils sont beaucoup plus organisés ici que là. Regroupés en séries plus minimales et donc plus distinctes et cohérentes, ils s’intègrent et contribuent à la poétique de l’œuvre ; du moins cette voie caractérise-t-elle le roman flaubertien. Les objets outrepassent les limites temporelles du texte. La grande majorité d’entre eux est née avant lui et mourra après lui. Rares sont les objets fabriqués dans le roman (on pourrait citer ceux qui sortent du tour de Binet [1]) et ceux qui y sont détruits (Le curé de plâtre, le saint-pierre de Bouvard et Pécuchet). Remarquons que dans Mme Bovary, L’Éducation sentimentale et Un cœur simple, la fin du récit entraîne une dispersion des objets dans un avenir hors texte au moyen de ventes. Les choses ont une vie qui précède et suit le texte, ce qui renforce la crédibilité de celui-ci et contribue à l’effet de « réalisme ».

Transcendance fonctionnelle de l’objet

Les objets ont également, comme dans la réalité, une fonction dans le roman flaubertien. On y retrouve peu d’objets professionnels. Le dictionnaire médical, la tête phrénologique, les bocaux aux fœtus d’Homais sont plus étalés qu’utilisés. On ne pourrait certainement pas en dire autant du lit à colonnettes de Rosanette, mais quoiqu’il en soit, les objets professionnels restent peu nombreux par rapport aux objets domestiques ou de standing.

Une caractéristique de ces objets domestiques est qu’ils semblent se détacher de leur fonction initiale, s’affranchir en somme. Emma « fait des raies sur la toile cirée avec la pointe de son couteau, et trouve toute l’amertume de son existence servie dans son assiette ». Quant aux objets d’apparat, ils sont représentatifs de la classe sociale des personnages à qui ils appartiennent, autant dire que le kitsch est roi et l’objet unique rare. Le porte-cigares, seul objet à pouvoir prétendre à la noblesse dans Mme Bovary, est dégradé lorsque Emma veut en offrir un « tout pareil » à Rodolphe. Les objets, marqués du sceau de la banalité industrielle transcendent pourtant leur fonctionnalité matérielle en se liant aux personnages.

L’objet comme référence sociale

Les personnages de Mme Bovary, et de L’Éducation sentimentale sont constamment ou presque entourés d’objets. Que représentent-ils pour eux ? Mise à part la société de la Vaubyessard qui semble déjà appartenir à un passé idyllique, nous ne sortons guère dans ces deux romans du milieu bourgeois - qui est néanmoins complexe et stratifié. Les Dambreuse sont de grand bourgeois, maître Guillaumin est un bourgeois moyen, les Bovary sont de petits bourgeois, la bohême est un pot-pourri de ces trois sous-classes. Or une caractéristique remarquable de la bourgeoisie du dix-neuvième siècle est d’avoir cherché en même temps à s’affranchir des valeurs de la noblesse et à imiter son lustre. Dans le salon des Dambreuse, ex-nobles, « le buffet ressemble à un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d’orfèvrerie », ostentation très lourde de la part d’une classe qui, refusant le prestige de la naissance, cherche à travers l’objet de prix le moyen de se démarquer. Et cet emploi nouveau de l’objet comme référence sociale explique peut-être, au départ, pourquoi les personnages flaubertiens attachent tant d’importance aux objets qui entourent les autres. Pour Frédéric : « Les choses autour de Pellerin renforçaient sa parole ». L’illusion qu’il nourrit est celle de connaître l’autre en observant les choses qui animent sa vie. Montre-moi les objets qui t’entourent, je te dirai qui tu es.

L’objet comme support du délire

Un des effets de cette règle est que, bien sûr, si le milieu change, les personnages ne se reconnaissent plus immédiatement. À son retour à Paris, Frédéric ne reconnaît pas Mme Arnoux : « Ne retrouvant pas Mme Arnoux dans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation. » De même, pour lui, les objets portent la marque de leur propriétaire initial et ne devraient pas le quitter. Ainsi, quand Frédéric retrouve chez Rosanette un petit coffre ayant appartenu à Mme Arnoux, il éprouve « comme le scandale d’une profanation. » Dans Mme Bovary, également, les personnages s’illusionnent sur les objets, mais différemment. Homais croit pouvoir se hisser hors de sa classe en achetant deux statuettes « chic pompadour », Emma contemplant le porte-cigares tombé de la poche du vicomte se retrace l’histoire merveilleuse de sa fabrication et imagine le milieu dans le quel il était censé rester. Ici, le bovarysme, qu’on définira sommairement comme l’idéalisation de l’ailleurs, se nourrit de l’objet.

L’objet vivant et incompris

D’autre part, dans certains cas extrêmes, objets et hommes peuvent se confondre. Charles est quasiment réifié par Emma : « c’est une oreille toujours prête » et elle « aurait aussi bien fait ses confidences aux bûches de la cheminée et au balancier de la pendule. » Au contraire, l’homme peut sortir de l’objet. Le curé de plâtre va se briser pour laisser place à l’abbé Bournisien. De même, plus indirectement, on passe des figures du keepsake au vicomte et au ténor Lagardy. Les personnages, pris d’hallucinations, vont même quelquefois jusqu’à donner vie aux objets. Outre les visions d’Emma, Cisy , le lâche nobliau de L’Éducation, croit voir « briller des vipères d’argent sur une mare de sang » lorsqu’il ouvre la boîte contenant les épées pour le duel.

Les personnages ont en général un point de vue erroné sur les objets qui participe d’une sorte d’anthropomorphisme, lequel n’exclut pas l’indifférence : la dégradation de la statuette de plâtre, par exemple, laisse Emma Bovary de marbre ; il faut dire que ce curé de jardin ne saurait lui évoquer telle société brillante et inaccessible. Toujours dans l’erreur, Frédéric Moreau, qui a brisé une ombrelle lors d’une visite chez M. Arnoux, en offre une "nouvelle" à sa femme, qui l’en remercie vivement mais s’étonne de ce que Frédéric évoque une dette... "Vous n’êtes guère malin, vous" lui dit Arnoux à l’oreille en lui saisissant le bras... Ce n’est pourtant pas la résurrection de cette ombrelle qui va confondre le mari indélicat, mais la lettre de la Vatnaz avec laquelle lui-même enveloppe les roses qu’il offre à son épouse. [2] On a dans Madame Bovary d’autres exemples de hiatus entre les représentations morales des personnages relativement à un objet : le piano, ou un bouquet de violettes "acheté à une mendiante", donnent ainsi à Charles une vision haute de son épouse alors qu’ils sont liés à l’adultère d’Emma.

L’objet : miroir du récit

Dans L’Éducation sentimentale, certains objets sont particulièrement « actifs ». Ils circulent. Un petit coffre, un lustre passent dans un sens et dans l’autre de l’intérieur de Mme Arnoux à celui de Rosanette et même, pour le petit coffre, à celui de Mme Dambreuse. Ils se dégagent par là même des personnages. Mais surtout, par leur réapparition, ils s’imposent dans l’œuvre. Les choses réapparaissent mais ne se transforment plus. Elles peuvent changer de lieu mais elles conservent leur forme. Cette absence d’évolution met en relief l’inertie qui règne dans le roman.

La situation est différente dans Madame Bovary car certains objets se chargent d’un contenu symbolique qui se confond avec la situation psychologique des personnages. On connaît l’exemple du curé de plâtre qui est détruit avant l’arrivée à Yonville après avoir été couvert de gales blanches durant les sombres jours d’Emma à Tostes. Le baromètre quant à lui brille au soleil pour le retour de Rodolphe puis s’écrase par terre alors qu’Emma attend Rodolphe et que Charles l’indispose (triomphe de l’adultère). La tête phrénologique est offerte par Léon à Charles et ce dernier va pleurer dessous lorsque Emma dépérit du fait du départ du clerc. Nous pourrions encore citer la canne d’Hippolyte et le bâton de l’aveugle, le bouquet de mariage, le porte-cigares, tous objets qui participent au drame de l’œuvre.

Inertes dans un roman marqué du sceau de l’inertie (L’Éducation sentimentale) ou évoluant parallèlement au drame psychologique dans Madame Bovary, les objets captent en eux l’essence du récit, ils en sont en quelque sorte le miroir.

À lire :
 Claude Duchet, Roman et objets : l’exemple de Madame Bovary, Europe, n° 485, 1969, p. 172-202. Republié dans Travail de Flaubert.- Seuil, 1983, p. 11-43.
 Michèle Breut, Le haut & le bas : Essai sur le grotesque dans Madame Bovary, Rodopi, 1994 pp 71-90.
 Pierre Danger, Sensations et objets dans l’œuvre de Flaubert, Armand Colin, 1973.

[1Sur ce point, cf. le développement de Michèle Breut.

[2On a ici un double exemple de ce refus d’explicitation qui contribue à la fluidité de L’Éducation sentimentale quitte à rendre certains passages hermétiques. Il y a de fortes chances que lecteur, même attentif, ait oublié, arrivé à cette épisode de Saint-Cloud, l’ombrelle brisée chez Arnoux plus de quinze pages en amont et le sourire entendu de ce dernier lorsque Frédéric lui parle de l’ombrelle "de Mme Arnoux". Ce même lecteur ne déduira peut-être pas non plus de la réaction de Mme Arnoux que le papier avec lequel l’industriel enveloppe les roses est la lettre compromettante confiée à Frédéric par la Vatnaz. L’Éducation sentimentale exige beaucoup du lecteur, mais offre toujours quelque chose au relecteur.

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