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Un tout petit monde

Un tout petit monde de David Lodge est une oeuvre qu’on peut conseiller à trois publics :
 les étudiants de lettres,
 les amateurs de bons romans,
 les rigolards.
Pour ceux qui appartiennent à ces trois catégories, c’est carrément un must.

Étudiants

Dans un cursus de lettres, on aborde à un moment ou à un autre la question de la critique (littéraire). Définitions de la critique, histoire de la critique, rôle(s) de la critique... Les cours sur ces questions sont généralement assez trapus et demandent une concentration soutenue. C’est aussi l’occasion de découvrir des ouvrages drôlatiques, comme La critique littéraire de Fabrice Thumerel, et autres articles de revues confidentielles et ultra pointues.

Le petit monde de Lodge offre alors, outre une saine récréation, une aide intéressante. Car Lodge ne se contente pas de se gausser de l’appétit des chercheurs pour les colloques à l’étranger avec apéritifs au bord de la piscine du Hilton. Ses universitaires, quoique malmenés, sont de vrais "savants", des forçats de la lecture, de l’écriture et de la prestation oratoire. La cinquième et dernière partie du livre offre un tableau intéressant des grands courants de la pensée critique à la fin du XXème siècle, chaque courant étant incarné par une des sommités dont le lecteur a suivi les frasques précédemment.

L’élite de l’élite, qui se réduit à quatre personnages, est invitée à définir "la fonction de la critique" lors d’un ultime congrès à New York (à la clé : une chaire à l’UNESCO, soit une sinécure grassement payée). C’est l’occasion pour chacun de défendre les couleurs de sa théorie [1] :
 pour Michel Tardieu (critique structuraliste), la fonction du critique consiste à débusquer les principes structuraux profonds et les oppositions binaires qui sous-tendent les textes déjà écrits et ceux qui le seraient encore : paradigme et syntagme, métaphore et métonymie, mimesis et diégèse, accentué et non accentué, sujet et objet, culture et nature ;
 pour Siegfried von Turpitz (critique de la réception), tout dépend du lecteur puisque toute œuvre d’art n’existe qu’à l’état de virtualité tant qu’elle n’est pas réalisée dans l’esprit du lecteur ;
 pour Fulvia Morgana (critique marxiste), il s’agit de mettre en brèche le concept même de littérature qui n’est rien d’autre qu’un instrument de l’hégémonie bourgeoise ;
 Pour Morris Zapp (critique « postmoderne », sorte de mélange de déconstructionnisme et de théorie de l’information), « tout décodage est un nouvel encodage », ce qui signifie que le texte ne se laisse jamais posséder complètement, qu’il déplace continuellement le désir du lecteur d’une phrase à l’autre.

Parallèlement aux "leçons" que donnent ces grands pontes devant une salle archi-comble, de petites conférences se tiennent dans de petites salles du grand hôtel qui accueille le colloque. Il y a notamment ce “forum improvisé sur la romance” dans lequel intervient la belle Angelica Pabst. Ses propos sont des plus édifiants [2] :

Jacques Derrida a créé le terme « invagination » pour décrire la relation complexe qui existe entre l’intérieur et l’extérieur dans les pratiques discursives. Ce que nous considérons comme le sens ou « l’intérieur » d’un texte n’est en fait rien de plus que son extériorité repliée de façon à créer une sorte de poche qui est à la fois secrète et donc désirée, en même temps que vide et donc impossible à posséder.

et encore :

Roland Barthes nous a enseigné qu’il existait un lien étroit entre la narration et la sexualité, entre le plaisir du corps et le « plaisir du texte », mais malgré sa propre ambivalence sexuelle, il a développé cette analogie sous une forme essentiellement masculine [...] L’épopée et la tragédie avancent inexorablement vers ce que nous appelons, et ce n’est pas un hasard, un « point culminant » [...] une décharge unique, explosive de la tension sexuelle. La romance, par contraste, n’est pas structurée de cette façon. Elle n’a pas un seul point culminant mais plusieurs ; le plaisir dans ce type de texte vient et revient sans cesse. A peine le héros vient-il d’échapper à un drame dans sa vie qu’un autre se présente. La romance est un orgasme à répétition.

Amateurs de romans

Ce qui est très fort dans ce livre, c’est l’invitation permanente au décodage qu’il propose. Les personnages exposent des grilles de lectures que le lecteur est évidemment tenté d’appliquer au roman qu’il tient entre ses mains. Les derniers propos d’Angelica, par exemple, invitent à ce demander ce qu’il en est du récit qu’on est sur le point de terminer : roman qui nous conduit lentement vers un dévoilement final orgasmique ou ensemble de romances aux péripéties multiples ?

Et bien les deux mon colonel. Un petit monde est un roman haletant dont on brûle de connaître le dénouement, tout en offrant au fil du récit de nombreux orgasmes. L’épine dorsale du roman est épique, il s’agit de la quête amoureuse du jeune Perse McGarrigle. Tombé amoureux, lors de son premier congrès, de la mystérieuse Angélica, Perse le preux puceau va faire le tour du monde à la recherche de cette universitaire qui peut prendre l’apparence d’une prostituée de bas étage...

À cette épopée sentimentale, s’ajoutent d’autres quêtes, moins désintéressées. En premier lieu la quête de la fameuse chaire de l’UNESCO, "le siège périlleux", qui autorise toutes les manigances. Il y a aussi les diverses recherches d’émotions sexuelles, gastronomiques, d’eau de jouvence etc. qui font ressortir l’humanité trop humaine de ces universitaires nomadisés. Ce sont ces quêtes annexes qui occasionnent les péripéties les moins prévisibles et qui font du récit une réjouissance permanente.

Et qui va crescendo... C’est toute la prouesse du livre. Comment conserver en effet et même augmenter l’intérêt du lecteur dans un livre qui regorge de péripéties ? En s’appuyant sur une construction de maniaque. Plus on avance dans le livre plus on comprend le choix du titre. Le foisonnement de personnages, de lieux, de détails se digère facilement grâce aux liens qui apparaissent petit à petit et qui rétrécissent lentement mais sûrement ce monde universitaire qui s’étourdit dans un manège planétaire. On a l’impression d’un filet qui se resserre inexorablement sur de gros poissons qui semblent nager dans un océan et qui se retrouvent au final dans un petit panier.

Rigolards

Vous aimez l’ironie, toutes les formes de comique, la franche poilade ? Small World est pour vous. Mon gag préféré c’est l’histoire de Dempsey et du programme ELIZA. Dempsey est un chercheur qui compte faire son trou dans le monde de la linguistique grâce à l’informatique. Il nourrit de grandes espérances dans les potentialités d’un programme qui doit pouvoir simuler un dialoque humain. Grâce à ce programme, ELIZA, il montrera que les machines deviendront des auxiliaires incontournables dans l’étude du langage et qu’il a choisi la filière de recherche qui mérite le plus d’intérêt (de financements). Dempsey va passer beaucoup de temps en compagnie d’ELIZA, qui s’avère un programme certainement très intéressant [3] mais sans doute pas révolutionnaire, jusqu’au jour où... la scène est hilarante, je ne gâcherai le plaisir de personne en la racontant.

Les dissertations de Sandra Dix sont également excellentes, extrait :

Le Paradis perdu est un poème épique en vers blanc, ce qui est aussi une autre façon très habile de justifier les desseins de Dieu sur l’homme parce que si ça rimait ça paraîtrait trop bien ficelé. Mon tuteur, le professeur Swallow, m’a séduite dans son bureau en février dernier, et si je suis collée à cet examen...

Les situations comiques sont innombrables dans ce roman où tous les personnages paient de leur personne. Mais le récit ne s’apparente pas pour autant à un jeu de massacre. Les personnages sont déshabillés, mais Lodge ne leur taille pas un costume pour l’hiver. Ce qui fait leur grandeur apparaît également. Enfin bien sûr, certains morflent plus que d’autres ; il faut bien se faire plaisir quand on se donne la peine d’écrire. Les féministes vindicatives, les aristocrates communistes, les dingues d’informatique ne sont pas trop à la fête. Quant aux allemands, représentés pas Von Turpitz, l’homme au gant noir... la tableau est assez caricatural, injuste donc, mais tellement bon ! Lodge a aussi cette suprême élégance de savoir être parfaitement incorrect.

[1P. 458 de la collection Rivages poche.

[2Pp 464-65, ibidem.

[3ELIZA existe bel et bien : http://fr.wikipedia.org/wiki/ELIZA. Voir aussi les pages 277 et suivantes de Internet rend-il bête ? de Nicholas Carr - Robert Laffont.

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