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Deux mots sur Troie

A l’heure où sort le documentaire hollywoodien sur le body-building de l’extrême [1], voici un résumé de mes notes sur L’Iliade tirées du cours de littérature ancienne de jean Boès (fac de Nancy).

Même si le mot « star » est aujourd’hui omniprésent, la gloire n’est plus ce qu’elle était. La télé-réalité, avec ces stars comme tout le monde, est symptomatique de l’accélération d’un mouvement profond de la société vers la personne aux dépends du personnage. On est aujourd’hui détachés de la gloire liée au nom, mais attachés à l’ "image" de l’individu idiosyncrasique, traqué dans son intimité. Dans la société primitive, où la notion de vie privée n’existe pas, l’homme "représente" comme disent les rappeurs, en permanence, pour lui-même, ses aïeux et sa descendance. Au fur et à mesure que la cité s’étoffe, que la société se complexifie, cette représentation devient plus complexe, plus intimiste. Finalement, émerge la personne, l’ « homme intérieur », celui que traquent Montaigne puis Rousseau, avant tous les blogueurs. Mais avant d’en arriver là, il faut se battre, à Troie par exemple.

Dans le monde primitif, l’être humain doit se faire voir et se faire reconnaître dans sa valeur. Cela concerne d’abord le guerrier qui s’affirme au détriment de l’autre pour se faire reconnaître de tous ceux avec qui il ne se bat pas. Les hommes vivent en tribus et en clans en état de guerre permanente. Progressivement, ces groupes humains vont s’associer, les cités émerger. Dans la cité, on a toujours besoin de guerriers efficaces, pour la défense des murs ou pour ramener des richesses issues de pillages, mais ces guerriers constituent également une menace s’ils vivent pour eux-mêmes avant de vivre pour la cité. Il faut donc orienter le désir de gloire du guerrier, qu’il se batte pour l’amour de sa cité et non plus pour sa gloire personnelle. Il s’agit de lui offrir une gloire alternative : le passage à la postérité en tant que héros de la cité.

Dans L’Iliade, Homère nous présente la gloire telle qu’elle est discutée dans la société de son temps. On trouve dans le texte des racines primitives et des signes précurseurs de la conception à venir. L’Iliade nous raconte la colère d’Achille, ce n’est pas le récit de la guerre de Troie. Un différent oppose Achille et le roi Agamemnon à propos d’une belle captive, Briseis. Agamemnon enlève Briseis à Achille, celui-ci, furieux, refuse de se battre. Les choses se dégradent pour les grecs. Hector, chef des troyens, leur fait beaucoup de misères. Patrocle, l’ami d’Achille, se fait passer pour ce dernier, attire les troyens et se fait tuer par Hector. Achille, fou de douleur, retourne au combat et tue Hector. L’Iliade tourne autour d’une donnée primitive : la colère du guerrier.

Le guerrier ne se bat pas de sang froid, il passe par des états qui vont le rendre invincible. Les primitifs savent entrer en état de folie artificiellement, ce qui leur permet de décupler leurs forces. Pour entrer dans cet état, il y a des rites, une initiation. Cette folie, provoquée et temporaire [2], qui s’appelle le ménos en grec, le furor en latin, fascine les auditoires du monde antique. Le guerrier captive la cité, et celle-ci, qui a besoin de lui tout en le considérant comme un gêneur, tente de maintenir ce paria dans les bornes d’une prison dorée.

Le guerrier entretient des relations particulièrement difficiles avec les femmes. A l’incompatibilité naturelle - la femme donne la vie, le guerrier la mort - s’ajoute une brutalité caractéristique qui nie la femme comme personne. Pour calmer le guerrier fou, on le confronte à une nudité interdite (sœur, mère...) ; son trouble, comme sa folie, est prévisible, le guerrier est fascinant mais primaire. Achille est de cette trempe-là. Il se met en rage pour une femme et en oublie ses devoirs de chef de guerre. Il est opposé à Hector, modèle de guerrier très efficace également, mais plus évolué, capable notamment de dialoguer avec la femme, que ce soit Hécube (sa mère), Hélène (la putain enlevée par son frère à Ménélas, chef grec) ou Andromaque (sa femme).

Il y a de plus, chez Hector, le début d’une conscience politique de chef : il ne se bat plus pour lui, mais pour Troie. Ce n’est plus le guerrier que la cité cherche toujours à éloigner voire à exclure, mais son défenseur. Il organise une armée de « citoyens ». Après un premier combat, lorsque Hector rentre dans les murs de Troie, sa mère se demande pourquoi il a quitté le combat, elle lui propose du vin. Mais Hector est venu demander la prière des femmes, il ne combat plus seul, il demande l’aide de toutes les composantes de la cité. Cependant, Hector n’assumera pas ce nouveau rôle jusqu’au bout, il ne résistera pas au combat singulier avec Achille. Là est le ressort dramatique de L’Iliade.

Hector et sa sagesse plaisent à Homère. Mais le guerrier fou reste le modèle, Hector meurt le premier. C’est la victoire de la folie sur l’ordre que représente le palais de Priam où cohabitent des couples vivant les uns à côté des autres en paix. Il n’y a rien à faire, l’homme ne modifie jamais la marche du monde dont sont maîtres les dieux. Cette fatalité, qui n’aboutit pas à la vertu altruiste, est caractéristique de la pensée grecque. La leçon de L’Iliade est la suivante : puisque les hommes ne sont que les instruments des dieux, autant essayer d’acquérir la gloire, laquelle donne au moins du plaisir en même temps qu’une impression de permanence. L’important c’est d’être vu avant de mourir.

C’est sans doute ce que se disent les clients de la télé-réalité aujourd’hui. Pourtant, nous ne supportons plus le poids des caprices de dieux stupides, nous sommes les héritiers du concept latin de la Rome éternelle, c’est-à-dire de la communauté transcendant l’individu, et surtout de l’idée religieuse de l’éternité de l’âme qui assimile à un idiot celui qui veut juste se faire remarquer avant de mourir. En fait, nous sommes aujourd’hui largement aussi tragiques que les personnages d’Homère. 3000 ans nous séparent de son récit et nous sommes toujours obnubilés par la gloire, non plus celle liée à un moi extérieur, comme l’aura d’un guerrier, ni celle liée au destin d’une cité ; non, ce que nous voulons avec de plus en plus d’ardeur c’est donner à voir notre "moi intérieur". L’homme sera-t-il éternellement pitoyable ?

[1J’ai vu le film depuis et regrette cette périphrase réductrice, pour le moins.

[2pas toujours simple de faire "refroidir" le guerrier, cf. l’histoire des Horace et des Curiace où le dernier Horace tue sa sœur à l’issue du combat.

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